En confrontant le 10 décembre la lecture des Cinq sens de Michel Serres à Demande à la poussière, le roman de John Fante, je me suis laissé entraîné dans une dérive qui m'a conduit bien loin de mes deux points de départ (et encore cette dérive n'est-elle pas terminée, mais sur ce sujet je reviendrai un autre jour). Je me permets donc de renouer aujourd'hui avec ce chapitre II où nous avons abandonné Arturo Bandini, le narrateur de Fante, dans une rue de Chinatown, dans l'attente de la fille qui l'avait aguichée un peu plus tôt mais dont il avait décliné la proposition. Le Mexicain avec qui elle était montée dans l'immeuble sort le premier (ce qui nous vaut un petit couplet raciste de Bandini : " Tu peux toujours sourire, saloperie de chorizo."), puis c'est la fille qui sort du brouillard à son tour, l'aperçoit, le reconnaît et sans ambages lui redit : " Salut, mon chou, tu veux du bon temps ?" Il s'ensuit un double dialogue, celui de Bandini avec la fille, et celui, intérieur, de Bandini avec lui-même, comme s'il était tiraillé entre le diablotin fouaillé à vif par le désir brut, et l'angelot pâlissant qui tire tant qu'il peut sur la bride : " Doucement, Bandini, vas-y mollo."
Et tout cela s'exprime au mieux dans cette prière sourde qui le traverse dans cet immeuble à senteur de cancrelat où l'entraîne la fille : " Je vous salue Marie pleine de grâce, tout ça en montant les marches, mais il n'y a rien à faire, je ne peux pas. Faut que je me sorte de là. [...] Oh, Marie, le fruit de vos entrailles est béni, priez pour nous pauvres pécheurs qui vous implorons - qui vous implorons jusqu'à ce qu'on arrive au palier et jusqu'à la chambre au bout du couloir sombre et poussiéreux ; jusqu'à ce qu'elle allume la lumière."
La scène est comique, par le dénivelé entre la concupiscence de Bandini et les scrupules qui le retiennent, l'appel désespéré à la Vierge Marie et le frémissement incoercible de la tentation charnelle. Et quand la fille vient s'asseoir près de lui, l'embrasse, lui butine les dents avec sa langue froide, il fait un bond pour ne pas succomber. Je ne peux m'empêcher de faire un parallèle avec un autre passage des Cinq sens : " Christ ? Cela signifie oint. Mais encore ?/ Christ signifie : touché légèrement, effleuré. Quelqu'un s'approche au plus près voisinage et frôle. Alors une femme s'approcha de lui, elle essuya ses pieds avec ses cheveux. Voile doux." Et, un peu plus haut, Michel Serres désigne l'événement de référence, le fameux repas de Béthanie. Parfois nommé "repas chez Simon", cette scène est relatée par les quatre Evangiles, non sans des différences sensibles. Luc ( 7, 36-50) raconte l'épisode ainsi :
" Un pharisien pria Jésus de manger avec lui. Jésus entra dans la maison du pharisien, et se mit à table. Et voici, une femme pécheresse qui se trouvait dans la ville, ayant su qu'il était à table dans la maison du pharisien, apporta un vase d'albâtre plein de parfum, et se tint derrière, aux pieds de Jésus. Elle pleurait ; et bientôt elle lui mouilla les pieds de ses larmes, puis les essuya avec ses cheveux, les baisa, et les oignit de parfum. Le pharisien qui l'avait invité, voyant cela, dit en lui-même : "Si cet homme était prophète, il connaîtrait qui et de quelle espèce est la femme qui le touche, il connaîtrait que c'est une pécheresse." Jésus (...) dit à la femme : "Tes péchés sont pardonnés". Ceux qui étaient à table avec lui se mirent à dire en eux-mêmes : "Qui est celui-ci, qui pardonne même les péchés ?" Mais Jésus dit à la femme : "Ta foi t'a sauvée, va en paix." " (Bible Segond)
Ce qui est très intéressant dans ce texte, c'est que la femme qui oint les pieds de Jésus, et le fait donc littéralement Christ, est désigné comme une femme pécheresse. Que la tradition identifiera longtemps avec Marie de Magdala, la Marie-Madeleine que nous avions récemment rencontré avec les oeuvres d' Amélie Nothomb et Jean-Philippe Toussaint. Le pharisien est offusqué et doute de Jésus, qui selon lui ne devrait pas être accepté d'être touché par une telle femme (pécheresse voulant naturellement dire "prostituée").
Bandini se débat entre le pharisien et le jouisseur qui coexistent en son for intérieur : " La fille se renverse, les mains derrière la nuque, les jambes chavirées sur le lit. Moi je veux sentir les lilas du Connecticut avant de mourir, et les petites églises blanches bien proprettes de ma jeunesse, et les piquets de clôture que j'ai brisés pour m'enfuir."
Le pharisien en lui triomphe, Bandini se dit écrivain et exige qu'on cause. Qu'on cause avant. La fille alors se redresse. " T'as de l'argent, mon chou ?" Bandini vient juste de recevoir dix dollars de sa mère, qui a liquidé pour ce faire les polices d'assurances de la maison. Alors, quand la fille lui demande s'il a de l'argent, il le sort, son petit rouleau de billets de un dollar. Bien sûr qu'il a de l'argent, et quand la fille lui dit que la passe est de deux dollars, il en donne trois, " négligemment, comme si c'était rien du tout".
L'argent, tiens, il en est question aussi dans les autres versions du repas à Béthanie, ainsi celle de Jean (12:1-8) :
" Six jours avant la Pâque, Jésus arriva à Béthanie, où était Lazare, qu'il avait ressuscité des morts. Là, on lui fit un souper ; Marthe servait, et Lazare était un de ceux qui se trouvaient à table avec lui. Marie, ayant pris une livre d'un parfum de nard pur de grand prix, oignit les pieds de Jésus, et elle lui essuya les pieds avec ses cheveux ; et la maison fut remplie de l'odeur du parfum. Un de ses disciples, Judas Iscariot, fils de Simon, celui qui devait le livrer, dit : "Pourquoi n'a-t-on pas vendu ce parfum trois cents deniers, pour les donner aux pauvres ?" Il disait cela, non qu'il se mît en peine des pauvres, mais parce qu'il était voleur, et que, tenant la bourse, il prenait ce qu'on y mettait. Mais Jésus dit : "Laisse-la garder ce parfum pour le jour de ma sépulture. Vous avez toujours les pauvres avec vous, mais vous ne m'avez pas toujours." " (Bible Segond)
Michel Serres commente le passage :
"L'argent n'a pas d'odeur. Vendez le nard. Distribuez trois cents deniers en pièces à la foule. N'approchez pas le flacon d'albâtre, éloignez le parfum, évitez l'onction. Judas, déjà, pour la première fois, veut sauver le Sauveur. Evitez de lui donner la senteur qui le marque et le fait remarquer. L'argent, anonyme, ne désigne personne et s'éparpille aisément dans les mains de multitude, pièces éparses en substitut des membres écartelés. Ne désignez point le corps à la vindicte publique par l'enduit odorant, vendez, vendez avant même que le parfum ait touché ou effleuré ou stigmatisé le corps."
Bandini, à la fois attiré et affolé par ce corps qui ne cesse de se rapprocher, donne l'argent de sa mère pour éviter le péché de chair : " L'argent n'est pas un problème, je te dis. D'accord, mon chou, mais mon temps à moi il est précieux. Bon, tiens, voilà encore deux billets. Ça fait cinq, mon Dieu, cinq dollars et je ne suis pas encore dehors, oh, comme je peux te détester, sale pute. Mais tu es quand même plus propre que moi, parce que toi au moins tu n'as pas d'esprit à vendre, juste ta pauvre viande." La fille est conquise, il en est persuadé, prête à faire tout ce qu'il voudra, absolument, mais quand elle tente de l'attirer contre elle, il maintient qu'il veut causer et lui balance encore trois billets, en lui disant de s'acheter quelque chose de bien avec. Et il se sauve en prétextant un rendez-vous avec son éditeur, il se carapate, il dévale les escaliers et veut retrouver le joli brouillard là dehors, à moi l'air pur.
Michel Serres : " Autour de la table circulent l'argent et les mots, à mort. Lazare et Judas, condamnés, entourent le verbe, condamné aussi, jouant à qui meurt et à qui reviendra, présents, absents, substituables et non substituables. L'argent remplace le langage, qui remplace le corps, qui remplace le pain, jeux de transformation sur la scène tragique, où l'on cherche un autre monde. " De Marie, il affirme à la page précédente : " Elle institue l'extrême-onction."
Et si vous pensez que j'exagère en tissant ce parallèle entre Serres, sa lecture évangélique, et Fante, romancier de la débine, lisez donc les dernières lignes de ce chapitre 2 :
"Huit dollars qui me coulent littéralement des yeux. Oh, Jésus, trucide-moi et oublie pas de renvoyer mon cadavre à la maison, tue-moi net et surtout que je meure bien comme un idiot de païen sans prêtre pour m'absoudre, sans extrême-onction sans rien. Huit dollars, mince, huit dollars..."