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Jean-Charles Vegliante | Sidérations

Publié le 11 janvier 2024 par Angèle Paoli

                                                                                                                                                                         << Poésie d'un jour ( Poème inédit)

         

Ukraine

Ukraine, France Bleu 

Sidérations

… révolte de l’être tout entier qui, en se
révoltant contre ce qui ne peut pas cesser de
se produire, s’anéantit.
Neige Sinno, Triste tigre,
P.O.L 2023 (p. 141)

Au fond interminable de corridors
où tremblent des fils, des infiltrations brunes
parcourues de petits animaux mutants,
d’éclairs bleus si vite disparus qu’on croit
avoir rêvé, dans son rêve elle n’est plus
jamais perdue, jamais née, jamais au froid
d’une mère-numéro, ombre d’un nombre
(ce n’est qu’un mot) et elle file sur rails
au-dehors, joue parmi les prés un soleil
de rêve (ils avaient dit “Rêve générale”),
un vrai train sous très petits nuages blancs.
                                                  Et pourtant…
C’est peut-être la locomotive ? elle a
fait “T’es où”... en dormant comme au bout du fil
“T’es où”, elle appelle n’importe au hasard
n’importe qui, “Veux-tu être mon ami(e)”,
sur l’affichage où veux-tu te raconter,
ce qui passe par ta tête c’est bien tard
veux-tu tout ça, tout ce qui tombe et nous tue,
veux-tu “Tchou-tchou” petit train dans le soleil.
Pourquoi pas la rencontre en ton virtuel.
On est moins seul parce qu’on mime le laid
de chacun son statut à défaut de gloire,
                                              elle est tue…
Ruines fumantes le monde que tu lègues
suspendu au-dessus du temps inversé
dévorateur des souvenirs et bascule
derrière l’horizon bleuté de l’atome
et dans un long grincement l’air se referme,
les portes de l’Eden un instant visibles
disparaissent sous le couvercle inversé
du ciel, boîte opaque et plomb-désespérance,
fin de la consommation fin de la danse.
Du fond d’un brouillard “T’es où” toujours plus dense
qu’est-ce qui menace ton nid de pixels,
ton chaud lumineux gulf-stream de web-ami(e)s,
il suffit d’un coup de vent plus fort, d’un verre
qui vibre étrangement dans le climat mort
pour que perdu “T’es où” chacun s’humilie.
                                                        Et se plie :
Comme un vieil homme accroupi réduit à tendre
la main. Comme la voix de fausset criant
son texte entre deux stations hurlantes. Comme
vous réticent, sœurs voilées sous la férule
du groupe. Cette vive écharde plantée
dans les chairs. Personne “T’es où” pour aider,
comme on ferait si un fugitif, un simple
apeuré demandait un regard humain,
comme au bord de la route une douceur d’eau.
Une bonne odeur que l’on donne à quiconque
comme fait la fleur unique jourî rouge.
Les cendres deuils trempées comme nous d’averses.
                                                      Et caresse…
Tendresse perdue dans la brise du soir
pollué, poussières plus près du sol, dures
aux bambins dans leur MacLaren carrossée
comme autant de petits cercueils à roulettes,
et remords tardifs des parents forcément
impeccables “T’es où” plaintif, misérable,
“On avait tout donné”. Trop peu : Personne a
vu venir. – Pourtant si, Monsanto savait ;
de savants calculs peuvent tout effacer ;
et bien d’autres probabilités (infimes) :
ne pas tenir compte, ne pas laisser voir
les rats de l’échantillon minoritaire !
Réservé ! Restez dans vos réserves d’air
conditionné. Pleurez sur Gaza. Voyages
remis à après-demain. 934
morts, “T’es où, j’arrive plus à suivre, plus
de mille”. Au moins 1300. Arrive à battre
en tout cas la rose mystique de Sion,
le lait consolant des prairies sous l’étoile,
les lys odorants de votre bien-aimée :
qu’on n’attende plus rien d’aucun israël !
                                                      Elle a mal
à ses rêves, elle est perdue à nouveau
parmi des gravats qui encombrent sa gorge,
qui obstruent le flux des déclarations-spam
d’amour, le long du petit train de son sang
essuyé au soleil, on voit la marque, ocre,
les gens l’enjambent un peu gênés, attention
au pas en sortant de voiture. Ceux qui
ont eu des ancêtres gazés dans la vieille
Europe se sentent mal, Jérusalem
céleste ne servira plus d’alibi,
certains demandent qu’on leur donne l’oubli,
que leurs cendres soient noyées dans les rivières
réchappées, autour des rives se feront
pour une gorgée d’eau polluée dernière
(ceux qui nous tuent tirent du sable les fruits)
demain les nouvelles plus féroces guerres.
                                                       Elle-amère.
Combien y a-t-il de mots, de lieux, d’images
qui affleurent plus vite au bord de l’alarme,
dont il ne faut pas se souvenir : “T’es où”,
c’est d'abord pour soi, éparpillé en ondes
fusant vers les écrans, sous le paysage
des rails, des croupes de papier, dans les casques,
l’omniprésente pub pensée pour les faibles,
l’astucieuse ombre de consommation libre,
par les trop nombreux cerveaux qu’on vous assène,
                                                      et la haine…
Nul ne sait plus pourquoi cela commençait
toujours de la même façon, jusqu’au jour
où l’on n’avait plus rien en commun, plus rien
pour s’en amuser ensemble, alors la haine
est l’ultime raison, personne ne peut
renoncer à sa bonne raison, vouloir
disparaître tout dans la disparition,
comme une bête renonce avant le coup,
vide tout-à-coup de ce qui la tient, rien
qui rattache à un tout, à un flot vivant.
Petite flamme, pupille, tu dis non.
D’un coup ses forces la quittent. Plus de jambes
et comme un vide nauséeux dans le fond
du ventre, des bras, de la nuque trop blanche.
Qu’on en finisse, qu’il obtienne sa proie
C’est pourtant la majorité des films vus.
Et la connivence après coup : Mort aux porcs.
Le long tranchant de l’ombre elle suit le mur,
personne ne la touchera plus jamais.
                                                     Elle obscure…
Douce de nuit refermée sur le désastre,
tombe du corps, on ne sent plus rien au rien
du cœur, et profonde au-dedans elle dort
enfin sans soi, elle écarte les eaux mortes
où flottent des restes de sa vie future,
enfin sans la peur de devoir revenir
au monde où elle n’a jamais voulu être,
quand elle maudissait la pitié des mères.
Sans rêve, qui supportera le désert…
les yeux sous une coque durcie ouverts…
Qui se souvient de cela, de cette course
et des gémissements des foules pour vivre,
de la pluie de soufre lente sur les villes ?
Des tireurs systématiques dans les stades ?
Des tapis de bombes sur ceux qui persistent ?
Tout au fond des tunnels se perdent des êtres
étranges survécus “T’es où” de plus en
plus faible, mains en porte-voix, flux de sang.
                                                       Rémanences :
elle ferme les yeux ou ce qu’il en reste…
(Ces bleues et vertes, ces palissades cachent
leurs difformes non désirs, leur désespoir
qui tombe sur le ballast inutile – ombre
de quelque guerre passée, d’antiques gloires
                                                      nuée noire
à partir de ça

                                                   [Une première version de ce texte, intitulée
                                                    Tombeau métro, en 2019, évoquait les morts de Gaza
                                                    entre 2014 (2329) et décembre 2018 (plus de 300) : des
                                                    chiffres qui paraissent aujourd’hui bien dérisoires.]

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JEAN-CHARLES   VEGLIANTE

Jean-Charles Vegliante portrait

Source
■ Jean-Charles Vegliante
sur Terres de femmes ▼
→ [Un petit garçon passe] (extrait de Fragments de la chasse au trésor)
→ Celle qui dort... (extrait des Oublies)
→ Fenêtre (extrait de Trois cahiers avec une chanson)
→ [Au fond de moi est un animal sauvage] (extrait d’Où nul ne veut se tenir)
→ Où nul ne veut se tenir (lecture de Joëlle Gardes )
→ Pascoli in memoriam Y.T.
Fragments de la chasse au trésor, Tarabuste éditeur, 20210
→Eugenio De Signoribus | Pour Rocco Scotellaro | Traduction de Jean-Charles Vegliante (inédit)


■ Voir aussi ▼
→ (sur Recours au Poèmeune notice bio-bibliographique sur Jean-Charles Vegliante (+ 6 poèmes choisis)
■ Voir encore ▼
→ le site Les Carnets d’Eucharis


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