Jérôme Sueur | Histoire naturelle du silence

Publié le 15 janvier 2024 par Angèle Paoli

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Comment pouvons-nous écouter le son animal, nous qui sommes aussi des animaux, avec nos propres capacités auditives, nos corps, nos expériences de vie, nos sensibilités ? Deux fromes d’écoute des sons de la nature, non opposables, coexistent : une écoute esthétique où les sensations priment et une écoute analytique où le questionnement et la connaissance prennent le pas. On peut écouter un concerto ou une symphonie sans les comprendre et on peut les déchiffrer, les analyser, les commenter selon les règles de la musicologie. Il en est de même pour les sons de la nature : se laisser emporter par le son d’une forêt sans rien comprendre, puis tout décortiquer pour l’appréhender au mieux.


Le naturaliste et philosophe nord-américain Henry David Thoreau jalouse la naïveté de l’oreille des enfants qui savent aimer un son pour ce qu’il est, pour sa valeur intrinsèque. Il faut être sensible au son seul, nu, sans aucun artifice de mise en musique ou d’orchestration, comme le chuintement de la neige écrasée, le bruissement des feuilles d’un peuplier blanc, et le déchirement d’un éclair. Avant tout aimer le son pour le son, quel qu’il soit. Aimer le son pour sa forme, son contour, son relief, son épaisseur, sa finesse, sa puissance, sa discrétion et enfin accepter son aspérité, parfois sa rugosité. Aimer le son pour ses dérives, ses rebondissements, ses battements, ses changements d’humeur et ses surprises. Ça grince, ça siffle, ça craque, ça tambourine, c’est mélodique, c’est rythmé, c’est flûté. Prendre le son en pleine face, dressé, les poumons gonflés, sur la crête de la montagne ou dans le lit de la rivière. Recevoir pour jouir du son total et englobant qui émane de tout un paysage. Aller chercher les détails, les éléments finis. Profiter des galopades, des trilles, des vibrations, des glissandi, des pointes ou des duvets sonores. Écouter le tout et chercher les sons individuels, se baisser pour cueillir les petits sons de la litière et se dresser pour toucher les sons de la frondaison. Écouter le son ainsi, c’est appliquer le principe de l’écoute réduite de Pierre Schaeffer, c’est oublier les raisons du son et se concentrer sur son unique apparence.


Et puis on peut écouter en fronçant les sourcils, en tournant la tête, en créant des paraboles avec les mains autour des oreilles, en utilisant des équipements sophistiqués et onéreux. Ecouter pour aller plus loin, pour pêcher le son dans l’arbre ou les fougères. Être attentifs, alerte, ne pas se laisser emmener dans un flot sonore, ne pas croire que le son est uniforme, aller chercher ses variations en temps, amplitude, fréquence. Écouter pour démêler et tenter de comprendre. Développer une écoute analytique, décompositionnelle, pour assouvir sa curiosité, sa soif de connaissances…

Jérôme Sueur, « L’Essence du son » in Histoire naturelle du silence, Préface de Gilles Bœuf, Mondes sauvages,
Pour une nouvelle alliance, Actes Sud 2023, pp.31,32.

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