Lecture | Sortie le 18 janvier
Harold était là, il tenait la cuvette. Je n’arrivais pas à nettoyer le sang épais amassé dans la barbe de mon père. Les poils s’arrachaient comme les cheveux de ma poupée lorsqu’ils s’emmêlent. Avec de l’eau chaude, peut-être qu’on pourrait l’enlever. Je voulais de l’eau chaude, je voulais une autre serviette, mais si on allait chercher de l’eau, papa resterait seul. On ne peut pas le laisser seul, l’œil fixe.
Il regardait fixement la bibliothèque qui contient Guerre et Paix, Les Misérables de Victor Hugo et des livres d’auteurs allemands en allemand. Ce sont, avec le Rome de Gibbon, ses livres de lecture (les autres occupent les rayonnages sur le mur situé de l’autre côté de la table). J’ai essayé de les parcourir parce qu’ils ont une reliure marbrée comme des billes, bleu foncé au dos, avec des triangles de la même couleur aux coins. Il disait que je pouvais les lire, mais je n’ai pas été très loin dans le Rome de Gibbon.
Il fixe les vitres de la bibliothèque qui surmonte un bureau ancien, dans le bureau il y a un tiroir : c’est là qu’il garde son pistolet. » As-tu jamais tiré sur un homme ? » Il a répondu que non, pas qu’il sache, mais pour le moment quelqu’un ou quelque chose lui a tiré dessus ou lui a asséné un coup comme un Indien avec un tomahawk. On voyait bien qu’il avait reçu un coup. S’il continue à fixer les vitres de la bibliothèque, au-dessus du vieux bureau, il faudra que je tourne sa tête d’un autre côté, je ne peux pas supporter qu’il continue à fixer ainsi un seul objet. S’il fermait les yeux, ça irait mieux, ça irait encore mieux s’il tombait sauf qu’on ne serait pas capable de le relever : est-ce que les morts s’assoient dans des fauteuils ?
Il s’est avancé dans la lumière vive que laissait passer la porte ouverte, j’ai crié : « Papa ! » et il ne répondait rien. D’habitude quand je dis « papa », il répond « mon petit » ou « Töchterlein », et quand je lui prends la main, elle se referme sur la mienne, il la tient parfois presque trop serrée et même il m’appelle sa fille.
Puis Ida est arrivée, elle a demandé : « Qu’est-ce que c’est ? » Je l’ai vue debout sur le seuil, elle a demandé : « Comment ? Où ? » Elle est repartie. Ses cheveux étaient relevés, elle les maintient avec des épingles autour de sa tête, puis, le soir, elle les dénoue devant la petite glace de sa chambre pour en faire deux longues nattes, mais elle ne les avait pas encore dénoués. J’aurais pu penser qu’elle était au lit, mais à la vérité je n’avais pas pensé à elle. Maintenant elle était là. Elle est repartie. La porte de communication avec l’aile de la maison s’est ouverte, Éric et monsieur Evans étaient là eux aussi. Et j’ai compris pourquoi Gilbert avait disparu, il était allé les chercher. Ida est revenue, elle apportait des serviettes, elle m’a écartée en disant : « Allons, file » ; que voulait-elle dire ? Elle avait un bol à la main, c’était un des grands bols de porcelaine, il y en a toute une série, ils s’emboîtent les uns dans les autres. Elle apportait de l’eau dans le bol mais on avait déjà fait tout ça. Harold tenait toujours la cuvette. Elle a dit : » Pose-la, je vais m’occuper de ton père », comme s’il venait d’entrer pour prendre son café du soir, par exemple. Elle s’est mise devant moi, je ne voyais plus papa. Éric et monsieur Evans barraient le passage.
J’ai voulu les contourner pour être à côté de papa, mais ils ont dit : « laisse, tout va bien. »
Monsieur Evans a dit : « Allez-vous-en, les enfants. » Où devait-on s’en aller ? A présent maman se tenait sur le seuil. Elle a crié : « Charles. » Rien d’autre…
Hilda Doolittle « L’événement » in Le Don, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claire Malroux,
des femmes-Antoinette Fouque 2024, pp.127, 128, 129.
Hilda Doolittle → éditions des femmes - Antoinette Fouque