La dernière triade, la dernière règle de trois, renvoie une nouvelle fois à l'article de Philippe Lançon sur La Nuit morave de Peter Handke, publié le 16 juin 2011. Il me faut cette fois étendre un peu ma citation :
«Barque». Ce sont les alluvions qui portent le récit. Il dérive comme la péniche se déplace, jour après jour, entre les berges d'un pays abandonné. Ainsi échappe-t-elle aux «contrôleurs du fisc paneuropéens», comme le récit échappe à ceux du story-telling : «De même que l'un des jours de la semaine passée avait été proclamé Jour de la collecte des ordures forestières, nous aurions cette semaine-là la Nuit du contrôle fiscal, en référence au film la Nuit du chasseur, où Robert Mitchum, sur la rive d'un fleuve, sous le ciel étoilé, guette la barque où se sont réfugiés les enfants qu'il veut capturer ; de même la rive de la Morava était truffée cette nuit-là de milliers et de milliers de contrôleurs du fisc paneuropéens.»
Cette scène de l'unique film de Charles Laughton, où l'innocence est poursuivie par le mal, est l'une des plus grandioses de l'histoire du cinéma. La poésie y côtoie l'horreur, comme dans la plupart des contes anciens. Lançon parle d'alluvions qui portent le récit, ce qui constituait pour moi une résonance particulière, mais c'est le mot qui précédait, Barque, sous-titre de paragraphe de l'article, qui aussitôt fit signe. Car dans une triade précédente, la barque était hautement présente, figurant sur la couverture de ce fabuleux roman de l'écossais John Burnside, L'été des noyés.
La raison d'être de cette image est donnée dès l'incipit du livre (dont la première édition en anglais est de 2011) :
"Fin mai 2001, une dizaine de jours après que je l'avais vu pour la dernière fois, on remonta Mats Sigfridsson du fond du détroit de Malangen, plus bas sur la côte, à quelques kilomètres d'ici. On dit qu'il avait dû tomber à l'eau à Skognes, puis redescendre avec le courant jusqu'à la jetée proche de Straumsbukta, non loin de l'endroit où il vivait... et je ne me plais à penser que la mer prit en pitié le pauvre enfant qu'elle avait tué, et s'apprêtait à le déposer chez lui quand un pêcheur en aperçut la tignasse caractéristique, presque blanche, dans le crépuscule de l'été, sur quoi, avec le soin, la tristesse qui s'imposent, et la compétence de l'habitude, il le ramena sur la grève. Plus tard, on retrouva un canot dérivant dans le détroit, à mi-chemin entre Kvaløya et le chenal de navigation où les grand navires de croisière et de fret en provenance de Tromsø glissent vers le large." (p. 13)
Le 20 janvier, je notais cette résonance mais c'est le lendemain que le troisième élément s'imposa : je lus en effet ce grand classique de la littérature de jeunesse, qu'il me semblait avoir toujours connu mais que j'avais toujours ignoré jusque-là : L'enfant et la rivière d'Henri Bosco. Non pas que je me fusse soudain décidé à combler une lacune regrettable, mais pour la bonne raison que ce livre avait été choisi par l'un des détenus que j'accompagne pour Lire pour en sortir. Et qu'il fallait donc que je le lise attentivement pour pouvoir en discuter par la suite.
Avec cette lecture où je me plonge alors sans a priori, c'est aussitôt un délice. Et très vite je me dis que je suis bien au-delà d'un simple livre de littérature scolaire, que cette réduction est un piège, auquel les plus grands esprits ne se sont pas laissés prendre, ainsi Gaston Bachelard, l'auteur de L'eau et les rêves, appelait Bosco "le plus grand rêveur de notre temps", affirmant qu'il "voudrait vivre sans fin dans le monde d'Henri Bosco". Le dernier livre publié du vivant du philosophe, La flamme d'une chandelle (1961), est dédié à l'écrivain, et leur correspondance, commencée tard, en 1956, ne s'arrêta qu'avec la mort de Bachelard.
Comme dans La Nuit du chasseur, comme dans L'été des noyés, la rivière, l'eau associent les enfants au danger. Ceci est très clair dès le début du récit :
" Mon père m'avait averti :- Amuse-toi, va où tu veux. Ce n'est pas la place qui te manque. Mais je te défends de courir du côté de la rivière. Et ma mère avait ajouté :- A la rivière, mon enfant, il y a des trous morts où l'on se noie, des serpents parmi les roseaux et des Bohémiens sur les rives. Il n'en fallait pas plus pour me faire rêver de la rivière. Quand j'y pensais, la peur me soufflait dans le dos, mais j'avais un désir violent de la connaître."
Cette rivière, qui revêt les traits de la Durance de l'enfance de Bosco, le narrateur, le jeune Pascalet parvenu à l'âge mûr, profitera d'une absence de ses parents pour la découvrir. A sa deuxième incursion sur ses rives, il trouve une cabane, qu'il devine être celle du taciturne braconnier Bargabot, qui vient parfois porter sa pêche à la maison. Sur une petite plage, sous la baraque montée sur pilotis, est amarrée une barque. Il y monte avec précaution, s'y installe, s'abandonne à la contemplation des eaux glissantes, et soudain s'aperçoit qu'il part à la dérive, emporté par le flot puissant. C'est le début d'une aventure de dix jours, de la délivrance de Gatzo, prisonnier des Bohémiens, de leur séjour sur les eaux dormantes, où toujours la barque est le véhicule de leurs errances.
"Dès lors, j'attendais mon destin. Je savais bien que c'était là ma dernière nuit de sommeil dans le monde des eaux dormantes. Aussi, je voulais la dormir comme j'avais dormi les autres, allongé sur le dos, dans le fond de ma barque, respirant à travers les planches l'odeur nocturne de l'eau douce, d'où je tirais, malgré la menace des songes, tant de paix, tant de repos.Le soleil était déjà haut quand je m'éveillai. Avant même d'ouvrir les yeux, je compris que quelqu'un était avec moi dans la barque."
Il s'agit de Bargabot, qui ramène Pascalet à la métairie familiale, après une belle descente de rivière ("Tout respirait la joie : Bargabot, les flots aérés, la brise qui soufflait à la bonne fortune, le ciel rayé d'oiseaux et le grand poudroiement des terres riveraines qui fumaient, attiédis déjà par le soleil, en pleine matinée, entre les eaux et les collines d'un bleu vif.") et une dernière nuit à la belle étoile.
Xavier Coste, L'enfant et la rivière, adaptation en BD, Sarbacane, 2018.
Plus que la barque, c'est donc le couple enfant/barque qui signe cette dernière triade issue du 20 janvier.
NB : Le motif de la barque resurgit plusieurs fois dans les jours qui suivirent. Le 25 janvier, ce fut une barque de Marc Chagall qui traversa un fil d'informations, et que je n'eus pas le réflexe d'enregistrer. Puis, le 30 janvier, regardant la première partie de Shoah de Claude Lanzmann, je fus interloqué par le passage de cette autre barque :
Mais la rencontre la plus étonnante fut celle qui eut lieu un peu plus tôt le même jour, dans la maison-atelier de Nunki Bartt. Nous y étions passés car il voulait y récupérer son exemplaire des Emigrants, de W.G. Sebald, qui se joue en ce moment à l'Odéon, adapté et mis en scène par Krystian Lupa. De son riche rayon de littérature germanique, il me sortit alors l'essai sur Peter Handke écrit par l'un de ses traducteurs, G.-A. Arthur Goldschmidt, paru dans la collection Les Contemporains, au Seuil (1988). Dans l'iconographie du livre, page 139, il y avait cette photographie, prise en 1974, de Peter Handke avec sa fille, dans une barque du Jardin d'acclimatation.