Michèle Finck | La voie du large | Lecture d’Angèle Paoli

Publié le 02 février 2024 par Angèle Paoli

Michèle Finck, La voie du large, Arfuyen 2024,
couverture de Caroline François-Rubino
Les Nuages rouges, à Michèle et à
La voie du large.

Lecture d’Angèle Paoli

Portrait de Michèle Finck
Ph.: source 

Prière à Santa Reparata

« La voie du large » serait-elle aussi la voix de la musique ? Peut-être. L’une et l’autre – voie et voix - se croisent se frôlent s’épousent dans le dernier recueil de Michèle Finck, toujours portant en elles, quelle que soit la forme poétique choisie, la question fondamentale du doute. Peut-être fondatrice de la poésie. Le titre La voie du large s’est cependant imposé à la poète comme réponse possible au doute, « cigüe sous la langue », qui tenaille. De manière existentielle, spirituelle, métaphysique. « La voie du large » sera-t-elle promesse d’ouverture au bout d’un long et douloureux cheminement ? Peut-être.

Le parcours poétique s’accomplit en sept étapes. La mer survient dans les poèmes de/à « Santa Reparata » (V). La mer et ses vagues. Toujours recommencées, elles assurent l’osmose entre les morts et les vivants. Voix du large et voix des ondes - Elisabeth Schwarzkopf ou B.H (Billie Holiday) -rendront-elles à la vie apaisée celle que le doute habite en permanence et oblige à questionne? Á chercher. Sans relâche. Peut-être suivre avec la poète le fil du doute.


« Poème : l’autre nom du doute ? » (in I, « La langue au doute »)


La vie et la mort, la musique qui engendre l’écriture, le poème et ses différentes manifestations, la peinture et le cinéma - Varda et Bergman -, la photographie – Sabine Weiss – et l’art coexistent dans ce recueil dont l’élaboration est ancrée en pleine détresse, en plein désarroi. Enserré dans les étaux imprévisibles imposés par la pandémie, le recueil oblige la lectrice en dialogue avec la poète à un retour en arrière. Car chaque étape de ce livre dense et puissant porte la marque de cette tragédie contemporaine à laquelle le monde a été soudain confronté et soumis. Tout a basculé en ce temps de misère, une misère qui n’est pas sans ramener à la surface de la mémoire les « Misères » et les noirceurs sanglantes des horreurs évoquées par Agrippa d’Aubigné dans l’épopée des Tragiques.


« Je veux peindre la France une mère affligée,
Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée… »


Ainsi, en 2019, tout a basculé, incisant le doute au premier plan de la pensée de la poète.

Avec la pandémie, Michèle Finck découvre, comme tout un chacun, la claustration. Ainsi que les multiples contraintes qui en découlent. Dans cette vie nouvelle passée entre quatre murs parisiens, l’écriture reste, avec la radio et donc la musique, la meilleure planche de salut :

« Écrire : l’unique brèche d’une vie sans échancrure. »

De cette évidence qui s’affirme dans « L’âpre ébauche », incipit du recueil, naît une sorte d’oratorio – un choral spirituel à voix poétiques de formes multiples. Poèmes élégiaques à coloration liturgique, les « Leçons de ténèbres » appartiennent à un genre emprunté à la littérature funèbre ; récits autobiographiques, poèmes déambulatoires dans Paris revisité à l’issue de l’épreuve – « Besoin de corps et de visages » (in « Intermezzo ») ou « Lettres-poèmes » adressés aux grandes voix du siècle précédent - Rilke, Nelly Sachs et Paul Celan, Ingeborg Bachmann et Paul Celan, Marina Tsvétaiéva, Boris Pasternak et Rainer Maria Rilke, Emily Dickinson - (in « Correspondances stellaires ») ; alternance de poèmes et de récits dans les évocations radiophoniques (in « Radiophilie »)… sont autant d’appuis pour « prendre le large ». Le recueil se clôt sur une sorte de dialogue poétique à deux voix, une psalmodie où alternent, sur la même page, questions et répons. Séparés par un espace, répartis entre italiques et caractères romains. C’est la septième étape, celle de la « Cantillation du doute et de la grâce » :

Cependant en ce qui concerne l’assertion première, la poète l’évoque non à son sujet proprement dit mais à propos de l’amie de cœur abandonnée à Strasbourg. Amie tendrement aimée dont la vie s’étiole dans une chambre-cercueil qu’elle ne quittera plus. « Écrire était l’unique activité qui faisait d’elle un être humain », écrit Michèle Finck dans « L’âpre ébauche ». L’amie mourante, poète et musicienne elle aussi, semble être le double d’elle-même, tant toutes deux se ressemblent et s'accordent. Cette « sœur humaine » est source de questionnements. Quel est « le rôle de la souffrance dans la création » ? Il ne s'agit nullement ici une douleur solipsiste qui n’aurait d’ouïe que d’elle-même ; mais une douleur plus vaste, débordant de l’être lui-même, supérieure à lui.

« Aurais-tu, sœur humaine, les mêmes trous noirs soudain traversés de lumière éblouissante ? » interroge la poète.

Mais la vivante - qui va devoir continuer seule la route – poursuit son questionnement :

« Saurais-tu, malgré tout risquer aussi l’autre face : le large ? »

La question reste en suspens, qui traverse le recueil investi par le doute. Portée par l’exaltation et par la passion, la poète est une orante, touchée par l’injonction de « l’âpre ébauche » évoquée par son amie. Cette injonction inspire à Michèle Finck, en même temps que les épisodes consacrés au récit de la pandémie, les dix-sept poèmes des « Leçons de Ténèbres ». Poèmes de l’incompréhension et du doloir. Douleur et deuil, de même étymologie. Déploration et lamentation. Qui puisent leur source dans les Lamentations de Jérémie. Ces poèmes de la compassion, au sens étymologique latin de "patior", « souffrir/supporter – avec- », retracent les différents épisodes de la crise sanitaire et rythment les dix-sept stations des « Leçons de Ténèbres. » Avec, en point d’acmé, la mort de l’amie, Gisela Kretz. Dont le nom est lié à la croix. « Kreutz ». Étrange coïncidence, qui fait mourir l’amie un Vendredi saint.

« Leçons de ténèbres 2020 : Pandémie mondiale.
Le doute s’accroît. Il crache du sang ».

« Plorans ploravit in nocte.
Elle pleurait dans la nuit. »

« De Paris imaginer à tes pieds la cathédrale
de Strasbourg en berne : haute Pietà
pleurant les morts d’Alsace et du monde entier… »

« Vide, Domine, afflictionem meam !
Dix avril. Vendredi Saint. Quinze heures…
Elle est morte à midi… »

« Seize avril. Seize heures : Faire face
à ton inhumation. Crier en silence […]
Ta voix : talisman.
Tentative de prière. Lecture timbre cassé… »

Quel regard dès lors, porter sur la « dévastation générale » générée par le « désastre sanitaire », sur ce « carnaval macabre » qui déroule sur les ondes ses litanies ? Michèle Finck cherche des échos à son désarroi dans les Leçons de Ténèbres des compositeurs et des poètes. Cette quête était déjà présente dans le « Musée intérieur » de la poète. Un musée riche en réflexion, où l’on croise le Caravage avec les deux tableaux antithétiques que sont la Vocation de saint Matthieu et L’Incrédulité de saint Thomas, l’un se trouvant à Rome, l’autre à Postdam.

Mais aussi le sculpteur Verrocchio de Florence, les maîtres Rembrandt et Dürer. Œuvres de haute tension spirituelle. De la peinture les poèmes se tournent vers la littérature et interrogent. Joyce/ Kafka. Survient alors la figure d’Antigone, qui offre peut-être une définition de ce recueil :

« Tous les poètes sont des Antigone
qui veulent donner sépulture

à leurs morts et aux morts de tous.
Poèmes : Sépultures pour les aimés. »

Les poèmes sont autant de tombeaux. Tombeau pour le père et cette promesse brûlante : « j’écrirai tous mes livres au nom du père. » Tombeau pour la tendre sœur, dévorée de solitude. La poète revisite ceux qui l’ont précédée, et compose pour eux des poèmes sépultures – Baudelaire, Trakl, Lorca. Elle n’en oublie pas moins ses compositeurs favoris. Couperin et Bach, Berg, Honegger et Chostakovitch. Il existe entre elle et eux, une telle complicité fusionnelle, qu’elle ne peut se dire et se définir que comme l’« Héritière voûtée de tous ces De profundis…» N’est-ce pas là une amorce de réponse au silence de Dieu ?

La sourcière de signes poursuit sa quête métaphysique, cherchant des échos à son questionnement - « Mais Dieu     s’il existe    doute-t-il aussi ? ». Elle se tourne vers Ingmar Bergman et l’interroge sur Le Septième sceau, film construit à partir d’un verset biblique de l’Apocalypse selon saint Jean (8,1). Sa demande est claire : « Y a-t-il un contrepoids au doute ? Un contrepoison ? » Mais Bergman ne se livre pas et le final du film garde entier son mystère.

Ainsi, quelle que soit la forme que prend le poème, quels que soient les appuis sur lesquels compter pour reprendre force, il s’avère que toute affirmation, toute imprécation reste en suspens. Pour la poète qui doute, qui voudrait croire mais n’y parvient pas, la question de Dieu se cache quelque part dans la brèche originelle. « Père mère peur. » C’est là que prend racine le doute, dans l’ébranlement vécu par l’enfant, au cœur de la disjonction soudaine du couple parental. Dans la brèche laissée béante s’enracine l’écriture. « La vocation » de l’écriture n’est-elle pas davantage de questionner que de répondre ? Sans doute. Mais il faut aussi que s’apaisent parfois les tensions, que le miracle parfois surgisse et verse son éblouissement. La musique fait partie du miracle qui accorde la grâce :

« Elle existe elle existe
                      la grâce en fa mineur

Schubert
A
Ébauché

Dieu »

Pendant tout ce temps passé à lire et à relire La voie du large, j’écoute en boucle la Fantaisie en fa mineur de Schubert. Avec Maria João Pires et Lilit Grigoryan au piano.

Il existe pour Michèle Finck un autre miracle. C’est en Corse, chaque année, que la mer livre une part de réponses. Que se réconcilient en elle le corps et l’âme. C’est là, dans la beauté, qu’elle reprend souffle. Que s’éprouve à nouveau le lien étroit qui relie l’être à une existence absolue.

« Nous devons     tout     à la mer
chaque grain de sable         est sacré
et les mots     au milieu d’eux
sont sacrés     aussi… »

L’osmose parfaite tant recherchée se produit alors qui s’exprime dans un désir inversé où s'abolit toute résistance:

« Ne pas nager      mais être nagée
ne pas écrire         mais être écrite… » (in « La mer à boire », 2)


Il suffit aussi que fasse irruption, au détour d’une route sauvage, l'éblouissante modestie de Santa Reparata pour que le cœur apaisé retrouve le chemin de l’humble prière.

Source 


                               2
Santa Reparata
plus miraculeuse      encore
d’avoir été juste      rêvée
pour toujours        songe      allumé
dans la tête       comme une bougie
qui ne s’éteint pas
ici     le doute
vient boire      et s’apaise
doute
debout
pour      l’éternité
dans      sa soif
Santa     Reparata
chapelle     intérieure
mot     affranchi      des mots
silence     dans      le silence
lien du     tout qui est     rien
et du     rien      qui est tout
tu    es
le souffle     rythmique
circulant     à jamais
dans le corps     limpide
de qui      ne distingue plus
écrire     et

                                                   prier »

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 Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

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