"Il faut insister sur ce point essentiel : soi est la porte d'entrée du mystère."
Stéphane Lambert, Paul Klee jusqu'au fond de l'avenir, aléa, 2021, p. 38
La tétralogie Ubac/Cash/Allu/Barq ayant été dûment consignée, il me faut opérer maintenant une petite remontée dans le temps. Jusqu'au 18 décembre. Une date qui n'a rien d'anodine pour moi, car c'est l'anniversaire de mon ami Eddy, alias Didou alias le Président. Il est de vingt jours plus jeune que moi, et nous nous connaissons depuis l'hiver 1969, où j'arrivai à l'école des garçons d'Aigurande après la mort brutale de mes grands-parents maternels dans un accident de voiture. L'amitié est une longue aventure. Nous ne manquons jamais de nous appeler aux jours anniversaires, lui qui est maintenant établi sur les rives du bassin d'Arcachon, moi toujours enraciné en Berry.
18 décembre donc, et puis ce jour-là de 2023, une vidéo sur Facebook me rappela que c'était aussi la date anniversaire de Paul Klee, né en 1879 à Münchenbuchsee (près de Berne en Suisse). Or, j'avais noté très peu de temps auparavant une double apparition du peintre, à la note 35 d'un essai de Paul Virilio, L'inertie polaire, * et à la page 350 de Mon année dans la baie de Personne, de Peter Handke, à l'intérieur du chapitre L'histoire du peintre : "Et avec les années, il put ensuite dire en variant la phrase de Paul Klee : "Le lointain et moi ne faisons qu'un, je suis peintre."**
Il n'en fallait pas plus pour que je me plonge enfin dans le bel ouvrage que Boris Friedewald a consacré à Klee, et qui se contentait depuis belle lurette d'occuper l'angle droit ou gauche de la table basse.
Mais c'est d'un autre livre que Paul Klee revint taper à ma porte. De John Berger, j'ai déjà raconté la découverte à Paris de sa trilogie Dans leur travail et la lecture dans la foulée de son grand roman G. Enthousiasmé par cette écriture, je passai le 4 janvier à la médiathèque pour emprunter deux autres volumes de John Berger, Le carnet de Bento et Photocopies (tous les deux étaient au magasin). Je commence ce dernier, un recueil de textes courts, séance tenante. Le douzième, Feuilles de papier dans l'herbe, évoque Marisa Camino, une artiste photographe et dessinatrice que Berger va rencontrer dans sa petite maison de Galice, non loin de l'Océan. Elle lui montre ses dessins en les posant dans l'herbe.
"Certains dessins sont des études préparatoires et d'autres des croquis pour des projets de chefs d'oeuvre. Il y a toutes sortes de dessins. Ceux qui sont maintenant dans l'herbe ont été tracés comme des lettres. La collection la plus remarquable de ces derniers - ceux écrits comme des lettres -, il faut la chercher au Kunstmuseum de Vienne, il sont été réalisés par Paul Klee entre 1927 et 1940. (Les années de mon enfance ; ce fut en 1940, l'année de sa mort, que j'ai vu pour la première fois la reproduction d'une peinture de Klee.) Ces dessins au crayon de Klee parlent, entre autres, de la montée du fascisme, de ses amours, de sa santé et de sa mort annoncée. Ils ressemblent à des lettres parce qu'ils donnent l'impression d'avoir été tracés sans que l'artiste ne lève une seule fois les yeux et que l'ami à qui ils s'adressent se trouve dans le papier même." (p. 84)
Klee revient un peu plus tard, quand John Berger explore à l'étage la chambre qui sert d'atelier de restauration (car Marisa Camino est également restauratrice et répare alors la volute cassée d'un autel doré et une statue de Vierge peinte du XVIIe siècle).
"Il y a un dessin, pas d'elle, mais de Klee, intitulé Chien poltron... Il montre un chien craintif devant un oiseau qui ressemble à une cigogne. La couardise de l'animal s'exprime à travers les griffonnages qui rendent confus les contours de son corps. Pour Klee chaque sensation passait par la main qui dessine. Dans la réalisation de ses dessins à elle, il n'y a pas de main, en apparence."
Je n'ai rien trouvé sur le net qui porte le titre de Chien poltron. Le dessin en question est certainement celui-ci, daté de 1926, mais intitulé Tierfabel (Vogel, Hund und Widder) - Fable animalière (oiseau, chien et bélier).
Photocopies a été publié pour la première fois en 1996, chez Bloomsbury, mais l'amitié entre John Berger et Marisa Camino a perduré et s'est même traduite par des oeuvres créées en commun, exposées en Espagne en 2006, au Círculo de Bellas Artes de Madrid (cf. catalogue de l'expo en pdf - la définition des oeuvres représentées est hélas très mauvaise).
Le 2 janvier, jour anniversaire de la mort de John Berger, sept ans plus tôt en 2017, je terminai l'essai de Boris Friedewald ainsi que le roman de Peter Handke. Mon ami Nunki Bartt publiait en même temps ce jour-là Trois billets sur l'au-delà, qui s'ouvrait sur le tableau de Klee, Grenzen des Verstandes (Limite de la raison), 1927. Et ce n'était pas un clin d'oeil, je ne lui avais encore pas dit que j'étais immergé à ce moment-là dans l'oeuvre de Paul Klee.
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* Note 35 dans le récent recueil des essais de Paul Virilio, La fin du monde est un concept sans avenir. Et note 5 du chapitre IV dans le pdf que je mets ici en lien. Je ne comprends d'ailleurs pas pourquoi Virilio fait appel à Klee sur ce passage. Il n'y a pas de citation explicite, et je ne vois pas le rapport entre le peintre et le contenu même de la phrase. D'autre part, et ceci n'a rien à voir, c'est en visionnant ce document que je vis que le paragraphe suivant, séparé du précédent par des astérisques, évoquait un accident de la circulation, et je fus saisi à cette seconde même car cela venait en écho avec ce que je venais de rapporter dans mon article un instant auparavant.
** Handke écrit "en variant" car la phrase originale de Klee, datant de son voyage en Tunisie au printemps de 1914, évoque non le lointain mais la couleur. "La couleur me possède, écrit-il alors dans son Journal. Je n'ai plus besoin de la rechercher. Voici ce que signifie ce moment heureux : moi et la couleur nous ne formons plus qu'un. Je suis peintre."