Entendu évoquer une tradition ancestrale à propos de la fête du citron de Menton. Or n’est tout de même pas ancestral qui veut. Il faut du temps pour pouvoir y prétendre. Beaucoup de temps. Lorsque j’étais écolier, le livre d’Histoire parlait de nos ancêtres les Gaulois, ces redoutables guerriers qui osèrent affronter les implacables légions romains mais qui se coiffaient de casques ornés de crêtes incroyables parce qu’ils craignaient que le ciel ne leur tombe sur la tête. On se souvient qu’ils durent hélas s’incliner à Alésia en dépit du courage de leur chef arverne, Vercingétorix. Or cette terrible bataille remonte à plus de deux millénaires. On peut donc bien parler d’ancestrale défaite.
Depuis ce jour funeste mais comme depuis toujours en réalité, le temps prendra son temps pour aligner les années et les siècles. Les saisons succéderont aux saisons, les guerres contre les Anglais aux guerres contre les Anglais et les rois aux rois sans que rien ne bougeât vraiment. Le paysan, par exemple, cultiva son champ de la même manière que ses ancêtres du fameux Croissant Fertile et ce jusqu’au second empire de Napoléon III. Le temps allait alors de son train de sénateur. Mais on apprit un jour à maîtriser la force de la vapeur et là, vraiment, tout s’accéléra.
Né au début du siècle dernier, mon père travailla d’abord sa terre comme son père et son grand-père l’avaient fait avant lui, atteler ses chevaux devant la charrue, couper le foin et le blé à la faulx et les charger sur la charrette tirée par un cheval pour les engranger dans le grenier et les hangars. Mais la Gazette Normande lui révélera bientôt que de vastes inventions transformaient le quotidien des jours. On y lit, chose incroyable, que non seulement des fous se sont pris pour des oiseaux à bord de machines aussi improbables que brinquebalantes mais que l’aviation elle-même fut déterminante dans la victoire des alliés en 1918. Lui qui s’était toujours déplacé à bicyclette ou à cheval prendra le train à vapeur pour atteindre Cherbourg et y effectuer son service militaire. Il essuiera même les embouteillages de voitures automobiles en rejoignant le casernement de son régiment d’Infanterie de Marine. Il avait toujours connu les cuisines éclairées à la lampe Pigeon. Il découvre des chambrées éclairées à l’électricité.
Plus tard et à son retour de son séjour forcé comme prisonnier de guerre dans une ferme en lisière de Poméranie, il apprend par Ouest-France que non seulement les Allemands avaient arrosé le ciel londonien de fusées destructrices mais que les Américains ont fait explosé deux bombes atomiques au-dessus du Japon. Grâce aux progrès de la miniaturisation et aux transistors, il peut désormais écouter Radio Luxembourg et les aventures de la famille Duraton sur son poste radio Grundig qu’il déplace de la cuisine à la salle à manger. Il regarde parfois la télévision chez l’oncle qui a même le téléphone. Il achètera bientôt un tracteur pour remplacer ses deux chevaux devenus trop vieux. Il aura toutefois beaucoup de mal à accepter l’idée que des satellites tournent autour de la Terre et plus encore que des Américains se sont posés sur la lune. Comment le lui reprocher ? Tout est allé si vite depuis son enfance.
Mais que dirait-il d’aujourd’hui ? Les découvertes et les inventions qui ont émaillé sa vie se sont certes répandues partout dans le monde. Les avions sillonnent l’atmosphère en tous sens, les satellites tournent sur leur orbite et des sondes interstellaires traversent l’espace jusqu’aux confins de notre galaxie. Mais pas de nouvelle pénicilline qui révolutionnerait les soins médicaux. Et si le téléphone portable modifie en profondeur nos liens sociétaux, il n’est jamais qu’un perfectionnement de plus de ce qui existait déjà.
Deux véritables innovations pourraient toutefois changer le monde et nos quotidiens autant que celles de la première moitié du siècle précédent. On a mis au point une nouvelle méthode pour fabriquer rapidement des vaccins et elle a fait ses preuves lors de la pandémie de Covid. Et l’arrivée de ce que l’on appelle l’Intelligence Artificielle pourrait à son tour bouleverser nos procédés de fabrication des multitudes d’objets indispensables à notre "objetivite" aigüe mais aussi et surtout nos manières de penser l’avenir qui, comme disait Pierre Dac, n’est jamais qu’un présent en préparation sur la base d’un passé encore inachevé. Mais il faudra encore bien du temps avant qu’elles ne deviennent ancestrales.