Jérôme Sueur | Histoire Naturelle du Silence

Publié le 14 février 2024 par Angèle Paoli

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Jérome Sueur à l'écoute de la Forêt 

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Personnage habituel des contes, la petite grenouille verte aux doigts adhérents occupe une place de choix dans notre imaginaire. Mais si la reinette coasse beaucoup dans les histoires du soir, peu d’entre nous partent la nuit l’écouter sur le bord d’un chemin détrempé d’une mare. Il est vrai qu’il faut un peu de courage pour éteindre les écrans et sortir dans le noir salir ses bottes dans l’eau boueuse. Et pourtant, le spectacle est tout à la fois attendrissant et enrichissant. Faire un effort, chercher pendant un certain temps entre les herbes, sur les cailloux, ou dans la terre mouillée ce petit animal recroquevillé comme un chat avant sa sieste, et enfin le trouver concentré sur son travail de nuit : appeler, appeler encore, appeler toujours en gonflant sa gorge au risque de la faire éclater pour déclamer sa soif d’amour aux étoiles qui tournent au-dessus de sa petite tête fragile.
    La rainette mâle est un infatigable chanteur. Comme tous les vertébrés, elle chante grâce à la mise en vibration de fines membranes attachées au larynx, l’équivalent de nos cordes vocales. Elle commence par inspirer puis, en contractant ses muscles abdominaux, elle expulse l’air des poumons vers la bouche. L’air passe alors à travers le larynx et force les cordes vocales à vibrer. Tandis que la majeure partie des animaux terrestres chanteurs prennent leur respiration entre deux vocalises, la rainette fonctionne en vase clos. L’air des poumons traverse le larynx et les cordes vocales, passe la glotte et débouche dans la cavité buccale que le mâle maintient totalement close, mâchoires serrées et narines fermées. L’air repart alors en sens inverse vers les poumons, et ainsi de suite selon un va-et-vient permanent. Ce système de ventilation fermé permet à la rainette de chanter longtemps sans changer d’air, évitant des mouvements fatigants d’inspiration et d’expiration avec l’extérieur.
     La rainette ne se dégonfle donc jamais quand elle appelle, l’air dilate en alternance les poumons et la bouche. Le palais de la bouche est percé ventralement de deux petites ouvertures qui débouchent sur une membrane fine et élastique qui forme la gorge. Sous la pression de l’air venant des poumons, cette membrane, le sac vocal, enfle comme une baudruche. Affublée d’un étrange double menton, la grenouille prend des airs aristocratiques bien étranges. Le sac vocal joue en fait un rôle capital dans la production sonore puisqu’il participe à l’amplification en facilitant le passage des vibrations du corps de la grenouille à l’air, au timbre en concentrant l’énergie sonore sur quelques fréquences et au rayonnement acoustique en projetant le son dans toutes les directions. Sans le sac vocal, le son de la rainette serait dénaturé, plus faible, plus difficile à localiser et probablement moins agréable à écouter au bord du chemin.
    Le sac se gonfle, il vibre. Notre œil n’est malheureusement pas assez rapide, mais on pourrait presque voir les vibrations à la surface de la membrane tendue, à l’interface entre le corps amphibien et l’air. C’est là que naît le son aérien, la vague sonore qui nous atteint. Si, par hasard, la rainette est postée dans l’eau, le son peut aussi passer du sac vocal à l’eau et c’est alors que se forment des vaguelettes régulières qui se répandent en figures concentriques. Le son devient visible, il se disperse autour de la grenouille.
Voir le son dans la gorge blanche d’une rainette assise dans une flaque d’eau et tenter de comprendre la mécanique et la raison d’un son animal. La grenouille gueule, puisque c’est bin sa gueule qui fait le travail, déforme son corps pour déformer l’air, l’eau ou le sol qui l’entourent, en prendre le contrôle pour un temps. Chanter est un sport de compétition.

Jérôme Sueur, « L’essence du son (Chapitre 2) » in Histoire Naturelle du Silence, Préface de Gilles Bœuf, Mondes Sauvages,
Actes Sud 2023, pp. 25, 26, 27.