Pierre Bergounioux | François

Publié le 13 février 2024 par Angèle Paoli

 Lecture

                                                                                                                                     

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       J’ai prolongé, la nuit, en rêve, la vie mystérieuse, parfaite, que j’avais eue pour commencer. Lorsque, aux heures mouvementées de l’adolescence, il a fallu partir, quitter la petite ville vieillotte dans l’humide vallon, lorsque rien, comme ça se produisait depuis quelque temps, déjà, n’a plus ressemblé subitement à rien, qu’on s’est demandé si on n’allait pas s’évanouir dans l’extériorité vague, je me souviens d’avoir regardé la clarté des rêves, leurs images ensoleillées comme la seule réalité tangible et les jours sombres, séparés de ces années-là, comme une illusion amère, ce qui m’a permis de les traverser. Au reste, les choses ont-elles bien changé ? Il m’a suffi, voilà peu, de passer par Montcléra, de faire halte, follement – je rentrais sur Paris, je n’avais pas le temps- et ce qu’on appelle une vie, la nôtre à ce qu’il paraît, le pesant édifice qu’on élève, à force, les fins qu’on croit poursuivre, le lest des années, je les ai senti vaciller, frémir ni plus ni moins qu’une toile peinte au vent tiède, léger qui soufflait sur le Causse.
       C’était là ma destination et non pas la grande ville au ciel gris vers laquelle je pensais me hâter. J’ai songé, le plus sérieusement du monde, que si j’attendais un peu, le temps remonterait à la source. L’heure enclose en ce lieu et que le passage sur la route, effarouché, redescendrait, viendrait se poser. Et alors, je les retrouverais tous. J’ai gagné l’ombre bleue de l’auvent accroché aux murs de l’épicerie SPAR, en face du château. Les deux mots ALIMENTATION GÉNÉRALE sont toujours peints au-dessus de la porte, réchampis dans le style partout ailleurs oublié, dûment préservé, nécessaire, justifié, ici, où chaque lettre est munie d’un petit bec, à son sommet. Une bande azurée court à un mètre du sol environ. Sur un placard de tôle rouge, on lit dans un disque blanc WONDER. Il fait beau comme la première fois qu’on s’en est rendu compte et que libre, encore, de ce qui nous arrive par la suite, nous assombrit et nous encombre, on a fait corps avec la gloire du jour et la splendeur du monde.
       C’était le vide brûlant qui sépare, en août, la fin de la matinée des marches où l’après-midi se repeuple. J’ai attendu devant la porte fermée au store baissé. Mais il était un peu trop tard ou un peu trop tôt et puis j’avais six-cents kilomètres à parcourir. J’ai repris mon chemin. Peut-être ne m’étais-je pas encore éloigné que la porte s’est ouverte sur Lise, ses achats terminés, qui se serait attardée à parler sans savoir que j’étais là, que j’attendais. Peut-être que la haute silhouette de grand-père est sortie de l’éblouissement sur la route de Frayssinet.

Pierre Bergounioux, François, Collection Théodore Balmoral, Fario, 2019, pp.36, 37, 38, 39.

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■ Pierre Bergounioux
sur Terres de femmes ▼
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7 novembre 1992 | Pierre Bergounioux, Carnet de notes 1991-2000
→ 27 mars 1995 | Pierre Bergounioux, Carnet de notes 1991-2000