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LA GRENADE
Tu es là ! Ce long voyage pour te rencontrer, et tu es venu ! J’ai marché si longtemps, je suis passé par les villages de romanceros, sur les routes en lacets au flanc des vallons au-dessus d’Alfacar, depuis la Huerta de San Vicente où taillis et ronces sont mouchetés de rouge et de noir, jusqu’à Fuente Vaqueros piquetée du parme des baies au printemps, par les bois de chênes et de hêtres, au bord du fleuve planté de figuiers, descendant par le Mirador San Nicolas jusque dans Grenade dont l’ombre des arbres grenat, quand elle s’étend sur le voyageur, semble le faire entrer dans la ville avec un oiseau sur l’épaule.
Sous un grenadier de l'Alhambra, tu es là ! Comme éclairé par les branches aussi rouges que des flammes, je te vois enfin Sohrâb ! En une vision parfois un homme voit toute sa vie. Dans cet instant si pleinement présent, il est ensoleillé pour toujours. Où qu’il aille désormais, il se révèle. On le découvre. Le bienheureux !
Bruissement dans les arbres, un oiseau picore une grenade sur la branche. Nous voilà assis autour de toi. Nous formons un cercle, au bord d’un bassin arrosé par les cordillères enneigées d’Andalousie, dans le jardin des princes Nasrides.
Le cœur est un jardin, mais il arrive qu’il soit un désert. Entre le jardin et le désert, l’écart ne se mesure pas par l’eau, mais par l’homme, c’est-à-dire par la parole. Parle Sohrâb ! Tes mots nous lavent des pieds à la tête ! Parle comme la pluie dans les arbres ! Même si tes phrases tombent sans que je les ramasse, parle-nous de la grâce, Sohrâb.
— Il existe la possibilité d’une grâce, comme il existe la possibilité de ces petites îles au milieu de la mer. Entre le ciel et l’eau, elles surgissent par surprise. La grâce, c’est la beauté qui arrive sans prévenir, à la façon du bonheur quand il nous attrape, en embuscade. N’importe où, n’importe quand, la grâce survient et change l’ordre du monde. Imprévisible et fugace, la grâce est le don des oiseaux et de la poésie. Lorsque votre pesanteur vous sera devenue légère, vous pourrez écrire à la manière du vent dans les arbres. La noirceur, la bêtise crasse du monde, vos phrases les blanchiront de leurs flocons. Car la grâce est la neige, et le chant de l’oiseau sur le champ de bataille.
Pour illuminer la nuit, choisissez un mot, un nom, une expression, par exemple sépulcres de Foscolo, cigogne de Primachenko, carnets de Voronej. Tout à coup, la poésie se réduit à cela. Tout se résume en un seul mot qui vaut la parole tout entière. Aussi bien, l’essentiel de nos vies se condense-t-il dans une seule intention. Un verre d’eau, une pomme volée par plus pauvre que moi, un coup de poignard. Et chaque violence verbale signe une atteinte si profonde qu’elle se cristallise dans le corps, physiquement, de celui qui est offensé.
Chaque chose, petite et grande, qui nous est donnée est toujours une parole, y compris les cadeaux sous forme d’objets, qui parlent à leur façon. La pierre parle de nudité. La lune raconte les ombres. Les dentelles de grappes mûres et de baies rouges disent des mots bienheureux. Un simple regard, une pensée ouvrent un dialogue. Le paysage, la nature, ces montagnes, ces îles vues du ciel qui flottent comme un bouchon de liège à la surface des flots, tous racontent un récit.
Dieu existe dans le texte pour nous dire ceci : vous êtes assez forts pour vous priver de moi, mais pas de la bonté. Or la bonté la plus juste – la petite bonté sans aucun témoin – est une parole. Avec trois fois rien en poche – du pain, une grenade et un livre – donnez quelque chose qui entre dans le cœur. C’est le plus beau cadeau, et c’est toujours votre voix qui offre ce quelque chose qui ne meurt pas.
Nous sommes ici ensemble, dans la ville qui s’éteint au bord du fleuve Tartessos. Ce que je vous livre là est le chant profond du Duende ou du Cante Jondo. C’est la voix de l’érudit et du mystère grec. Ce ne sont que des phrases, mais toutes demandent qu’on les écoute. Toutes recèlent un mystère. Les laves du Vésuve, les 317 derniers vers de Leopardi, les ajoncs ocres qui poussent dit-on, sur les pentes de Pompéi, les fruits de Perséphone venus des Enfers, la lande brûlante de Dante Alighieri. Tous ces émerveillements attendent d’être dits et partagés.
Voyez cette grenade ouverte sur le coin de table, avec sa croûte coriace, craquelée, dont l’intérieur peuplé d’arilles est divisé en loges à la pulpe rouge, douce, aigre. L’esprit de la grâce se trouve exactement là, dans cette chair fendue à l’intérieur de la cosse. J’ouvre cette grenade, et en train de détacher ses graines, je vous dis qu’il serait bon que les graines soient visibles aussi dans le cœur des gens.
Tout ce que je possède tient dans ce mot : poésie. Elle est ce que j’aime le plus au monde. Je ne la justifie pas. Et si vraiment je devais m’en séparer, tenez : je vous la donne. Prenez ! On ne négocie pas ses passions. On ne vend pas son ombre.
Haute-Corse, 25 septembre 2023
Sylvie-E. Saliceti, «Gracias a la vida » in Grâce… Livre des heures poétiques,
Anthologie établie par Thierry Renard & Bruno Doucey, Éditions Bruno Doucey, Printemps des poètes 2024,pp.237, 238, 239.
SYLVIE-E. SALICETI
© Jean-Baptiste Saliceti
■ Sylvie-E. Saliceti
sur Terres de femmes ▼
→ Le batelier
→ [Ces fresques sur les murs] (extrait de Couteau de lumière)
→ Couteau de lumière (lecture d’AP)
→ La danse de Sakuntala
→ Je compte les écorces de mes mots (lecture de Sabine Huynh)
→ (dans l’anthologie Terres de femmes) La grenade
→Les papillons de Kracov, Quand nous ne lirons plus les livres sous la mer, Gouache de Sophie Grandval, Éditions du Canoë, 2021
■ Voir aussi ▼
→ (sur Terre à ciel) une lecture de La Voix de l’eau par Jean Palomba
→ (sur La Pierre et le Sel) d’autres extraits de La Voix de l’eau
→ le site des éditions de l’Aire
→ le site personnel de Sylvie - E. Saliceti
→https://sylviesaliceti.com/la-grace-et-la-grenade-sylvie-e-saliceti-parution-dune-anthologie-sur-la-grace-aux-editions-bruno-doucey/