Marie Darrieussecq | Fabriquer une femme

Publié le 15 février 2024 par Angèle Paoli

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Source  © AFP PHOTO JEAN-PIERRE MULLER

Quand tu aimes il faut partir
Ne larmoie pas en souriant
Ne te niche pas entre deux seins
Respire marche pars va-t’en »


C’est Marcos qui récite ça à Rose.

-Je connais de bien meilleurs poèmes, dit Rose.

Elle veut lui raconter le concert de Barbara, elle se sent en confiance.

- C’est Blaise Cendrars, précise Marcos.
- Quand tu aimes il faut rester, c’est là le vrai courage : respire marche reste.
- Quelle romantique tu fais.
- Non, romantique c’est justement de partir. C’est ce que tu fais avec ta copine, non ?
- Qu’est-ce que tu en sais, que c’est moi qui pars d’entre ses deux seins ?

Le Grand Soleil était fermé mais il était là, à fumer sur son balcon, il lui a crié de monter. Son studio est sympa, bien rangé, avec une petite bibliothèque pleine de souvenirs, et une cuisine américaine avec de jolies boîtes en métal.

-Et Solange, elle fait toujours du théâtre ?
Il sort un album des Clash de son impressionnante collection, Should I Stay I Go, il chante dans un bon anglais en préparant le thé :
-Depuis ma retraite à Bali, je ne bois que du thé vert.
Il lui tend son pétard :
-Le thé vert c’est le plus chargé en chi… C’est vrai que le marmot de sa mère, en fait c’est son fils à elle ?
Elle n’a pas tellement l’habitude de fumer du shit, mais elle ne veut pas paraître bégueule.
-Oui.
-Par corollaire (il prend son intonation second degré), c’est qui le père ?

Il lui sert son thé dans une tasse en fonte qui pèse trois kilos. Elle tousse, la fumée du pétard.

-Alors c’est qui, le père de son gosse ?
-Mais je sais pas… sans doute son voisin.
-Son voisin ?
- Un type qui traînait.
-Et elle ne le voit plus ?
-Il est mort, je crois… ou peut-être il s’est foutu en l’air et il est en traitement, par là…

Elle désigne la fenêtre, du bout du joint.

-Il s’est foutu en l’air pour elle ?
-C’est comme si tout le village s’était réuni pour en causer…Ça a laissé un gros malaise.
-C’est ce genre de fille alors.
-Quel genre ?
-Le genre pour qui on se tue.
- On est là pour quoi, à ton avis ?
Elle rit :
-Pour parler du chi.
-Ok. Le chi c’est l’énergie du monde.
- Je sais, c’est ce qui circule en nous.
-Elle circule en toi et si tu sais la canaliser elle te mène au bout de tes rêves…
-Je vois tout à fait ce que c’est, maintient Rose avec sérieux.
-Elle suit tes méridiens, continue Marcos qui lui range une mèche derrière l’oreille et descend le long de son cou, le chi c’est l’autre nom du désir, et le désir, Rose, c’est la vie…

Rose sent des picotements mais c’est peut-être le pétard, ou sa propre énergie.
-Tu as incroyablement chaud, Rose Sélavy, enlève ton pull…

C’est son pull Naf Naf. Il l’aide. C’est quand même agréable, toute l’attention dont ce grand type la couvre.
-C’était qui, Rose Sélavy ?

Il se lance dans un solo d’explication. Elle regarde ses belles lèvres bouger. Ce corps adulte et solide. À croire qu’il lit dans ses pensées :
-Alors qu’est ce que tu veux faire, Rose Sélavy ? Tu veux partir ou tu veux rester ?

Marie Darrieussecq, « D’après Rose » in Fabriquer une femme, Roman, P.O.L 2024, pp. 65, 66, 67, 68.