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Francis Bacon: Homme au lavabo / Source
« J’étais attiré par la grande salle où sont accrochés les triptyques à la mémoire de George Dyer : c’est là que j’avais rendez-vous. Depuis le début de la nuit, j’y étais allé plusieurs fois et j’avais été impressionné par ces immenses panneaux qui se reflétaient d’un mur à l’autre, comme un triple miroir renvoyant l’image de George Dyer à l’infini ; mais j’avais résisté : de tels tableaux exigent qu’on s’y consacre – qu’on s’y abandonne. Je me réservais. La nuit me conduirait bientôt jusqu’à eux.
En attendant, je suivais l’auréole bleue. Sa féérie me prodiguait un bonheur que seule la peinture vous offre. Je voyais tout à travers son œil. Aujourd’hui encore, tandis que j’écris ces phrases, elle me sourit ; c’est elle qui m’ouvre le chemin de l’écriture.
Je suis entré dans une salle où cette flaque de jean- ce denim - dont j’ai déjà parlé m’a ébloui. Vous vous souvenez : un homme nu, tout en muscles violacés, se penche au-dessus d’un lavabo. On dirait qu’il trempe son pied dans la palette, si bien qu’entre cette humidité bleue et l’ovale filigrané de blanc du lavabo au-dessus duquel s’ouvre sa bouche, Bacon suggère avec délicatesse la possibilité d’un ruissellement : la source circule d’un bout l’autre du corps et l’eau remonte à travers lui, de la jambe vers les lèvres, ou inversement.
Leon Battista Alberti, qui théorisa l’art de peindre au XVe siècle, écrit que la peinture consiste « à embrasser avec art la surface d’une fontaine ».
Un corps naît ici d’une flaque de peinture, il s’allonge comme la fleur de narcisse qui pousse à la place du jeune homme noyé dans son image.
Bacon peint cet Homme au lavabo en 1989-1990, il a quatre-vingts ans. La peinture, lorsqu’elle se rejoint, retrouve la simplicité de sa propre origine : la nudité est liée à l’eau qui est liée à la fleur. Un robuste Narcisse cul nu rafraîchi par la peinture : Bacon figure ici son idéal.
Même si le fond de l’existence est noir, toujours dans notre vie miroite, quelque part, une fontaine ; il faut du temps pour la rejoindre, et parfois toute une vie ; mais il arrive qu’elle se donne à travers une fulgurance qui nous sourit. Je crois en cette fontaine. Je l’ai dit : j’ai confiance (je parie sur la chance). Lorsque j’écris trois ou quatre heures d’affilée, j’entends un clapotis heureux au fond des phrases : c’est elle. La fontaine est le secret de l’écriture.
C’est ainsi que j’ai commencé à voir du bleu partout. Il avait d’abord coulé à flots cette nuit grâce à l’irrésistible robinet qui m’avait redonné la vue ; et voici qu’il giclait de tous les tableaux, éclaboussant ma nuit d’un azur inespéré. »
Yannick Haenel, « Le bleu de la nuit » (extrait) in Bleu Bacon, Ma nuit au musée, Stock 2024, pp.160, 161, 162.
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