<<Poésie d'un jour
" Jaune est le nom de cette modification
Aquatinte de → G.AdC
INTERLUDE
On aimerait une prose qui épouserait notre promenade, un
réel d’écriture et une dilatation d’amour dont on connaîtrait
les illusions – le sachant ne le sachant pas – la découverte
d’un lieu, la naissance d’un pas composé, aimé, pouvant
sauter le ruisseau dans l’élan des yeux, des forces en action,
la perdrix figée, le lièvre qui a peur, la phrase irait comme
ça, la lettre que je vous écrirais en même temps, bien
qu’il soit trop tôt pour nous, puis trop tard, la vie ayant
passé dans l’intervalle, les temps toujours brisés malgré ces
accompagnements et cette malice que les corps si douce-
ment montraient, si souplement la couleuvre glissant mais
trop tard aussi, les yeux n’ayant pas eu le temps, ce qui les
troublait, les trouble encore, les nôtres pourtant rompus à la
fiction mais avides d’instants, sûrs d’avoir rêvé, heureux de
n’avoir pas inventé cet éclat pareil à de la littérature quand
il n’en était pas question entre nous, et on remarque alors
qu’un paradoxe commencerait à s’affaiblir, la vigilance des
mots se mettrait à fondre, on suivrait ce qui se passe entre
nous, le cœur qui vague même s’il ne vague qu’en souffrant
et que c’est bien ici que ça a lieu, dans cette phrase main-
tenant, dans ce corps dont l’intrusion chancèle, auriez-vous
senti cela, la tactilité du récit, le ruisseau engourdi, le muret
sauté et nous voici à nouveau réunis entre deux virgules,
épris du même temps, étreints, car il s’agirait vraiment du
même temps mais c’est invraisemblable de le sentir seule-
ment sans le vivre, sans l’avoir vécu, sans même l’avoir écrit,
ce grand chambardement d’images peintes, dites ou nues
quelle différence ? la prose témoignerait pour les corps,
l’image nue serait la première, celle des yeux qu’on a dans
la tête – le sachant, ne le sachant pas – venue de l’optique,
le corps en étant le tenant, le physiologue averti, sommé de
prendre la main pour choisir le ruisseau, le sentier et c’est à
ce moment précis que la prose explose, laissant le texte en
miettes, la vie irrattrapable là, de plein fouet, on se retourne
et presque rien n’est arrivé.
VI
Le genêt se répand, trempe dans le jaune. L’image est pas-
sée et repartie. Dans le corps elle a changé de nature. Jaune
est le nom de cette modification, le pivot du désir quand
les yeux tournent, se retournent, écrivent qu’ils le font,
se perdent dans la phrase qui boîte, vont dans le paysage
pour calmer la douleur, dans l’image pour son silence. Ils
reviennent chargés d’invitations, de déceptions, spécifique-
ment hachés dans le corps et prêts à tout. Tête penchée,
joues en feu.
23 février
-Comment éviter le malheur de ne pas vivre dans le même
monde, si les images ne se superposent pas, si les paysages
s’additionnent sans résultat ?
Les aperçus, les bribes, les éclaboussures : ce serait la défi-
nition du désir. Des pans de genêts à l’intérieur d’un flux
silencieux…
-Ce serait le bonheur ?
-Ce serait l’heure riche de la distance et de la divagation.
« Car pour tout poète
avant le lecteur il y a l’amoureux
et avant l’amoureux le lecteur »*
*Cécile Mainardi, Idéogrammes acryliques, Flammarion 2019.
Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau dix-neuf, Poésie Flammarion 2024, pp. 47, 48, 49
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N I C O L A S P E S Q U È S
Ph. © Jean-Marc de Samie
■ Nicolas Pesquès
sur Terres de femmes ▼
→ Gilles Aillaud (extrait de Sans Peinture)
→ après Privas. Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture », par Yves di Manno
→ après Privas. Nicolas Pesquès (II). J9, Prémisses de lecture d’une « énigme intime », par Angèle Paoli
→ Juliau//ascension face nord (lecture d’AP sur La Face nord de Juliau deux, trois quatre cinq, six)
→ 21 août 1995 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau trois, quatre (extrait)
→ Comment recoller ce que la langue détache (extrait de La Face nord de Juliau, cinq)
→ 15 mai 1886 | Mort d'Emily Dickinson (+ extrait de La Face nord de Juliau, sept)
→ [Courir la pente] (extrait de La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix)
→ Intérieur nuit (Juliau 11)
→ La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix (lecture d’AP)
→ La Face nord de Juliau, treize à seize (lecture d’AP)
→ 28 février | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau (onze à seize)
→ La caisse claire (journal d’AP)
→La Face nord de Juliau dix-sept, dix-huit, éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2020
■ Voir aussi ▼
→ le site de Nicolas Pesquès
→ (sur Poezibao) La Face nord de Juliau, six, de Nicolas Pesquès (lecture d'Angèle Paoli)
→ (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une fiche bio-bibliographique sur Nicolas Pesquès