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Sophie Loizeau | Les Moines de la pluie | Lecture d'Angèle Paoli

Publié le 21 février 2024 par Angèle Paoli

Sophie Loizeau
Les moines de la pluie, récits,
Le Pommier 2024
Lecture d’Angèle Paoli

BELLA

« Bella au bain » 

Photo → G.AdC 

La maîtresse forme de Sophie.L

Les vingt-deux « contes sorciers» de Sophie Loizeau dans Les Moines de la pluie sont précédés de deux textes qui ouvrent la réflexion sur deux pistes différentes qui sans cesse se croisent et se complètent. La première est ancrée en quelques lignes dans les préoccupations écologiques de la poète qui dénonce les tueries sauvages sur notre territoire. Ces tueries touchent les animaux dits « nuisibles » parce que susceptibles d’occasionner des dégâts. C’est à une partie de ces animaux que le recueil Les Moines de la pluie est dédié.

« Au renard, à la fouine, à la martre, à la belette, au geai, au freux, à la pie, à la corneille, à l’étourneau. ».

Ce sont eux qui accompagnent la narratrice, en parfaite empathie, partout où la conduisent ses pas et ses rêves. Le second texte est un aveu personnel qui plonge ses racines dans la quête intérieure de la poète. Une quête ancienne à laquelle Sophie Loizeau s’est consacrée tout au long de son œuvre. La recherche des recoins et recreux, lieux repliés et solitaires, tanières et nids où se lover, permettant l’affût propice à l’observation tout en se protégeant des regards intrusifs. La poète possède l’art de dénicher des havres de paix qui s’offrent à elle « pour assouvir son besoin de nature ». En même temps que pour veiller sur elle et la défendre. En espionne protectrice.
Ce faisant, dans ce bref préliminaire énumératif qui précède l’entrée dans les récits, elle invite par l’écriture, à la suivre sur ses chemins secrets. Quoi de mieux, quoi de plus délectable, un interminable jour de pluie et de grisaille, que de se glisser aux côtés de la poète et de l’accompagner dans les méandres de ses pensées et de ses désirs. Observations minutieuses d’entomologiste ou de garde forestière munie de « jumelles sophistiquées », rituels magiques et mythes anciens, rivalisent dans ces récits à la lisière du conte, avec la passion de la nature et des êtres qui l’animent. Sophie Loizeau, conteuse née, imprégnée d’une vaste culture littéraire, entraîne la lectrice en des sinuosités oubliées, prises entre rêverie et lubricité, cruauté et érotisme, dans une langue riche et fantaisiste autant que foisonnante, dont le plaisir - non dépourvu d’attente, de tension et de curiosité inquiète - est la dominante.

Les lieux visités par la poète, maisons et châteaux désertés, forêts broussailleuses, bords de mer avec dunes et oyats, îles ou îlots, sont les lieux privilégiés que hantent la narratrice et les personnages féminins qui lui ressemblent, sensibles à la couleur du ciel, aux souffles du vent, aux cris et aux ramages des animaux, aux feulements des bêtes. Camouflée dans sa tenue protectrice -parka et laines- elle écoute, attentive au moindre changement. Elle écoute la vie qui la frôle mais tout autant les fantômes qui la guettent ou les prédateurs qui rôdent. Patiente observatrice des saisons et des êtres, sourcière des cachettes insolites, elle se fait la complice soucieuse de la fragilité environnante. Dans un espace qui se restreint au fur et à mesure qu’avance le bref récit initial, elle entre en empathie avec une mouette qui la délivre de son orteil blessé. Une manière inattendue d’entrer en complice avec la nature et d’enfourcher sans crainte ni retenue le monde qu’elle se prépare à explorer. Un « nouvel équilibre » s’ouvre à elle qui combine l’insolite et le réel :


« En attendant, elle donne à manger au rêve, le rêve mange dans sa main. »


Jouant sans cesse à cloche-pied sur le bord, sur la ligne fragile entre les espaces rêvés ou vécus, la narratrice – mais aussi les personnages qu’elle incarne- jongle dans chacun de ses récits avec ce « nouvel équilibre » vaguement inquiétant, ménageant sans cesse des zones de mystère. Si la conteuse sait où elle va, la lectrice, elle, est le plus souvent déstabilisée. Mais ravie, au sens étymologique du mot. Raptée. Car il y a de la sorcellerie sous la plume de Sophie Loizeau et l’on se laisse prendre à ses sortilèges. Ainsi du second récit, lequel donne son titre envoûtant au recueil, Les Moines de la pluie. Un titre qui semble tiré d’écrits inspirés de maîtres chinois. Ce n’est sans doute qu’une impression. Un effleurement. Même si la réalité se dérobe, qui échappe pour se conjuguer avec le rêve. Et l’on passe d’une écriture directe, qu’aucun obstacle n’arrête à nommer les choses crûment, qu’elles touchent les bêtes ou les hommes en rut, à un texte onirique, riche en zones d’ombre où renards et hommes se confondent, interchangeables dans leur glapissement. Empreints d’animalité, les « trois vieillards » squelettiques que croise la narratrice sont davantage des morts-vivants que des humains. Il faut dire que l’action se déroule dans une île lointaine, du côté de la Finlande et l’on sait bien que les îles sont des territoires frontières, des hors-monde qui se meuvent dans un hors-temps, inaccessibles par définition, parce qu’isolés. Insula/Isola. Il y a du mazzerisme* dans l’air.


Le monde de Sophie Loizeau est vaste, même s’il se concentre sur des tanières et des lieux clos. Ainsi de ce « reposoir » que lui offre un bosquet dont elle est propriétaire. Par la définition qu’elle donne de ce « reposoir », la poète ouvre grand l’espace sur un monde ancien qui reflue sur la page.

« Ce reposoir, c’était ses riches heures ».

Admirable expression qui exhume du passé Les Très Riches Heures du duc de Berry. D’autant que dans l’une des scènes que l’on doit aux Maîtres de Limbourg (14e siècle) se trouve une scène de chasse à courre. Dont Sophie Loizeau dénonce la barbarie et se bat à sa manière pour que soit enfin abolie cette pratique cruelle.

En sorcière accomplie elle mêle avec art épisodes de sa vie amoureuse ou rêvée, paysages oniriques et récits anciens, tirés de ses études et de ses lectures. C’est un sortilège inextricable. La belle navigue. Entre Mandiargues (elle), Kawabata et Jouve, Elsa Morante et Calvino (lui). Des grands maîtres de la littérature, érotique notamment. Toute une époque sans tabous surgit sous la plume de la poète, au hasard des rencontres, riche en expériences libertines, mises désormais au placard. « Elle » est experte en l’art de séduire et d’aimer. En renarde rousse.
On croise ainsi en cours de lecture une Bella - présente dans deux récits- qui affirmant ses accointances avec les méduses dévoile dans le même temps son caractère de renarde. Quoi de plus naturel ? car du « Vulpes » latin au « Vulves » il n’y a qu’une consonne de différence. Les analogies entre « Bella au bain » et la renarde se précisent :


« Quel cheveu ce soir ? Vulves vulves (prononcé Vulvès), une performance difficile, un pied de nez à tous les faux- culs, à tous les prudes. Le titre lui était venu en contemplant sa touffe pubienne mousser dans l’eau, son Vulpes vulpes, son renard roux. Mais l’idée, elle, avait surgi d’un manque. » in (« Les vulves »). Dans « L’île d’Hésiode » l’héroïne est une belle séductrice botticellienne (portrait à peine voilé de l’étudiante Sophie Loizeau ?) Une Mélusine, une enchanteresse :


« Elle décrit des cercles autour de lui, des ronds sorciers, l’enchante. »


La belle scène d’amour et d’érotisme du récit se mue bientôt en un rituel médiéval propre à préserver la chasteté des amants. Un retour de Tristan et Iseut sur la scène des corps en proie au désir charnel ?

« Au cours d’une promenade en forêt il ramasse un bâton. Il pose le bâton entre eux par terre. Il y a le bâton qu’il met maintenant, qui les sépare. Il dit que si l’on n’est pas maître de ses désirs, on l’est de ses actes. »


L’amant est-il le même ou bien un autre ? Dans ces démêlés amoureux, la lectrice se perd. D’autant que les métamorphoses transmuent le monde et que l’on aborde à la croisée des chemins. « C’est l’heure des métamorphoses où le monde change de main. Et elle est assise au carrefour ». C’est donc l’heure de vérité. Il faut choisir sa voie, affronter les possibles. Toute erreur peut être fatale et déclencher la horde malfaisante de la « Mesnie Hellequin ». Version médiévale de la chasse de nuit en pays d’Oïl. C’est l’heure des fantasmagories et des angoisses :

« Un cri aigu la fait tressaillir, jusque là le frottement des feuilles, l’activité au sol des petites oiseaux, quelques chants… Tout bruit a déserté hors ce cri bref et répétitif. Un autre plus faible lui répond. Elle scrute la pénombre… »


Ailleurs, dans d’autres récits, les gris-gris, les poupées maléfiques, les amulettes et les mascottes, les figurines kachinas confectionnées avec soin et les masques Punu du Gabon ont leur rôle à jouer. Ainsi que les cercles magiques, « les concoctions d’étranges mixtures » et les croyances en la communication entre les différentes essences de la forêt.

« Ils font plus que s’échanger les bêtes entre eux, toutes sortes d’informations transitent par la voie des airs et des racines. »

Ainsi forêts et bosquets tiennent-ils à la fois de la forêt médiévale du Morois, des forêts traditionnelles de Charles Perrault et du « Petit Poucet », de la forêt slave de Baba Yaga, pourvoyeuse d’obstacles à affronter et à franchir. Qui ne possède pas son balai de sorcière est promis à l'échec. Quelle que soit la forme que prend la forêt, narratrice et personnages féminins y rencontrent souvent des fantômes agressifs et des prédateurs violents. Qui mettent en alerte celle qui se tient à l’affût et la conduisent à se défendre. Rêve ou cauchemar ? L’un et l’autre ; ou successivement l’un puis l’autre. La poète en effet dévoile son intérêt pour la place de l’onirisme dans sa vie. Et son intérêt pour consigner rêves et cauchemars dans ses carnets. Cette pratique lui a été inspirée par la lecture du recueil Les Songes et les Sorts. Œuvre de Marguerite Yourcenar qui écrit dans sa préface :

« Il y a les songes, et il y a les sorts : je m’intéresse surtout au moment où les sorts s’expriment par les songes. »

Sophie Loizeau de son côté écrit s’être entraînée « à se souvenir de cette partie obscure de sa vie, et ses rêves s’étaient étoffés. »


Chacun de ces contes mériterait une lecture approfondie puis une lecture horizontale pour les classer selon les thématiques qui les relient. Le recueil se ferme sur l’admirable « Hamadryade ». Consécration ultime de la renarde métamorphosée en nymphe des arbres. Keira, la bonne, l’excellente, Keira, férue en onguents et en philtres se meurt d’amour pour Pan, cet arbre plusieurs fois centenaire dont elle s’est éprise. De quel arbre s’agit-il au juste ? Son nom ne nous est pas donné (mais peut-être est-ce un platane ?). Pour Keira, il est Pan. Ce qui est donné à lire est une magnifique scène de séduction, d’amour et d’érotisme. Depuis les prémices et les préparatifs jusqu’à l’explosion finale. Un texte flamboyant. Un accouplement voluptueux qui absorbe Keira toute entière dans son arbre et la métamorphose en hamadryade. Un chef-d’œuvre d’érotisme au féminin qui combine avec talent nature culture et onirisme. Sophie Loizeau au plus haut de sa « maitresse forme ».

*Mazzerisme:  – du verbe amazzà : tuer, avec une masse – consiste en des rêves de chasse et d’enterrements-fantômes. Les mazzeri sont des « chasseurs d’âme .

NB :

Sur le Mazzerisme :  voir → ICI  et également  par Angèle Paoli →  ICI

Voir aussi Sophie Loizeau  sur Tdf 

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LES MOINES DE LA PLUIE

               

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ANGELE NB

 Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli


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