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Emma Doude Van Troostwijk / Ceux qui appartiennent au jour

Publié le 07 mars 2024 par Angèle Paoli

Lecture

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Emma Doude Van Troostwijk

Source :  Photo Mathieu Zazzo

    Le visage   de mon grand-père   est penché   vers le
bureau en acajou de Mama. Ses genoux sont pliés sur
la chaise   à roulettes.  Un bout  de cuir noir    déchiré
fait   apparaître   la mousse   en dessous.   Il coince sa
langue   entre   les dents.   Il tient un stylo-plume.   Je
demande,   Opa,  wat doe je, tu fais quoi ?    Il ne lève
pas la tête.   Je m’approche.  Sur le plateau de la table,
il grave   des mots    incompréhensibles.   Je pose   ma
main sur la sienne,   Opa on fait   pause  deux minutes.
Je te donne une feuille,   d’accord ?    Mon grand-père
me regarde.  Il ouvre la bouche.   Il dit, je cherche  ma
femme, vous ne l’auriez pas vue ?

    Je ne peux pas.   Les portes claquent.   J’étouffe, tu
comprends ça ? Bruit de pas dans l’escalier. Nicolaas,
attends.   Ne pars pas comme ça. La voix de ma mère
supplie. La porte d’entrée   fait trembler   les murs en
se fermant. Le chien aboie. Par la fenêtre je vois mon
frère,   chaussettes   tricotées   à la main    pour seules
chaussures,   traverser la route   et courir vers la forêt.
Il trébuche, je serre les dents, il se relève,   reprend sa
course et disparaît derrière les grands sapins verts.

    Le corps de mon père est recroquevillé sous la lumière
du porche. Enroulé dans la vieille couverture de Nico-
laas, entouré d’un épais halo de fumée, il est une créa-
ture d’un autre monde. Papa ? Je l’appelle en murmurant
pour ne pas l’effrayer. Ses yeux sont vacants. Je m’installe
en face de lui. Je pose en hésitant, avec la fébrilité d’un
geste risqué,  ma paume contre son genou.  Il ne réagit
pas.  Autour de nous,  le soleil monte,   chassant de ses
premiers rayons le froid de la nuit. On pourrait être un
tableau. Lui, extraterrestre à la peau laineuse, moi, enfant
malhabile à ses pieds. On appellerait ça la tendresse ou
l’étranger. Papa s’essuie les yeux du dos de la main avec
lenteur. Il renifle. Sa voix fissure le silence. Ik weet niet
meer wie ik ben. Je voudrais lui dire qu’il est le géant
sans peur de mes nuits d’angoisse, le héros d’une autre
terre qui n’attend que lui. Je ne dis rien de tout cela. Dire
à mon père qui il est ne m’appartient pas.

   La lumière    de ma lampe    de chevet.    Mama
qui me secoue. Papa qui me secoue. Nicolaas n’est
pas là. Le cerveau qui flotte encore un peu. Les yeux
collent. Réveille-toi, il n’est pas revenu.

Ceux-qui-appartiennent-au-jour

Emma Doude Van Troostwijk, Ceux qui appartiennent au jour, roman, Les Éditions de Minuit 2024, pp.144, 145, 146, 147.

♦ Voir aussi  sur En attendant Nadeau


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