Lecture
Emma Doude Van Troostwijk
Source : Photo Mathieu Zazzo
Le visage de mon grand-père est penché vers le
bureau en acajou de Mama. Ses genoux sont pliés sur
la chaise à roulettes. Un bout de cuir noir déchiré
fait apparaître la mousse en dessous. Il coince sa
langue entre les dents. Il tient un stylo-plume. Je
demande, Opa, wat doe je, tu fais quoi ? Il ne lève
pas la tête. Je m’approche. Sur le plateau de la table,
il grave des mots incompréhensibles. Je pose ma
main sur la sienne, Opa on fait pause deux minutes.
Je te donne une feuille, d’accord ? Mon grand-père
me regarde. Il ouvre la bouche. Il dit, je cherche ma
femme, vous ne l’auriez pas vue ?
Je ne peux pas. Les portes claquent. J’étouffe, tu
comprends ça ? Bruit de pas dans l’escalier. Nicolaas,
attends. Ne pars pas comme ça. La voix de ma mère
supplie. La porte d’entrée fait trembler les murs en
se fermant. Le chien aboie. Par la fenêtre je vois mon
frère, chaussettes tricotées à la main pour seules
chaussures, traverser la route et courir vers la forêt.
Il trébuche, je serre les dents, il se relève, reprend sa
course et disparaît derrière les grands sapins verts.
Le corps de mon père est recroquevillé sous la lumière
du porche. Enroulé dans la vieille couverture de Nico-
laas, entouré d’un épais halo de fumée, il est une créa-
ture d’un autre monde. Papa ? Je l’appelle en murmurant
pour ne pas l’effrayer. Ses yeux sont vacants. Je m’installe
en face de lui. Je pose en hésitant, avec la fébrilité d’un
geste risqué, ma paume contre son genou. Il ne réagit
pas. Autour de nous, le soleil monte, chassant de ses
premiers rayons le froid de la nuit. On pourrait être un
tableau. Lui, extraterrestre à la peau laineuse, moi, enfant
malhabile à ses pieds. On appellerait ça la tendresse ou
l’étranger. Papa s’essuie les yeux du dos de la main avec
lenteur. Il renifle. Sa voix fissure le silence. Ik weet niet
meer wie ik ben. Je voudrais lui dire qu’il est le géant
sans peur de mes nuits d’angoisse, le héros d’une autre
terre qui n’attend que lui. Je ne dis rien de tout cela. Dire
à mon père qui il est ne m’appartient pas.
La lumière de ma lampe de chevet. Mama
qui me secoue. Papa qui me secoue. Nicolaas n’est
pas là. Le cerveau qui flotte encore un peu. Les yeux
collent. Réveille-toi, il n’est pas revenu.
Emma Doude Van Troostwijk, Ceux qui appartiennent au jour, roman, Les Éditions de Minuit 2024, pp.144, 145, 146, 147.
♦ Voir aussi sur →En attendant Nadeau