Epopée minuscule d'une carte postale

Publié le 08 mars 2024 par Les Alluvions.com

J'ai poursuivi avec grand plaisir la lecture des Epopées minuscules, et me suis arrêté sur le texte intitulé Métamorphoses de la carte postale. Sandrine Tolotti retrace sa jeunesse (celle de la carte postale), "qu'elle a passée, dit-elle, à s'affranchir des circonstances désolantes de sa naissance, à l'ombre de la guerre." Le 1er juillet 1870, Bismarck signe le décret autorisant l'impression et la diffusion des Correspondenz karten, feuillet cartonné devant circuler à découvert, et qui fut vendu à 45 000 exemplaires dès le premier jour. "Bien pratique, souligne Tolotti, à l'aube de la guerre franco-prussienne de pouvoir espionner les lettres des soldats sans avoir à ouvrir l'enveloppe." La carte postale officielle (CPO) sera mise en vente par la Poste française le 15 janvier 1873, et là aussi ce sera le succès immédiat avec sept millions d'exemplaires vendus en une semaine. Deux ans plus tard, l'industrie privée est autorisée à fabriquer des cartes postales. Quatre à cinq milliards de cartes s'échangeront en France pendant la Grande Guerre. La Poste connaît alors son âge d'or, on relève le courrier jusqu'à huit fois par jour.

Ceci est bien beau et fort intéressant, mais c'est avant tout le final du texte qui m'a retenu, lequel évoque la carte postale qu'Agnès Varda envoya à Jacques Demy depuis Londres (et que j'ai retrouvée sur le site ciné.tamaris.fr) :


Le mot est charmant et plein d'humour, mais regardez l'adresse : 

Jacques Demy
Allée Raffet
Cimetière Montparnasse

Et Sandrine Tolotti conclut par ces lignes :

"Ton Agnès" a écrit jusque dans la tombe des mots d'amour à son Jacquot de Nantes, qui lui seront scrupuleusement retournées par le gardien. Elle envoie le message le plus déchirant, sous enveloppe pour ne pas effrayer le postier, en juin 2010 : "Je suis hyper active, mais je m'impatiente. Hier, au musée, j'ai revu cette peinture de Baldung Grien qui est toujours dans ma tête. Ah quel couple ! Elle est en chair il est en os. J'attends que tu viennes me tirer par les cheveux.Le message, c'était fatal, a sans doute mis près de neuf ans pour parvenir au destinataire. Car Agnès Varda est morte en mars 2019. Il n'y a pas de plus bel exemple de la vertu que possède la lenteur des cartes postales." (p. 137)

La peinture de Baldung Grien n'est autre que celle-ci :


Il se trouve que j'en ai parlé le lundi 18 mars 2019 dans l'article justement nommé La jeune fille et la Mort. J'y écrivais ceci : "Hans Baldung Grien, élève de Dürer à Nuremberg entre 1503 et 1507, fit l'essentiel de sa carrière à Strasbourg où il mourut en septembre 1545. C'est en 1517 qu'il peignit ce tableau dans lequel la Mort saisit une jeune fille par les cheveux pour la forcer à descendre dans la tombe, qu'elle désigne de sa main droite. La jeune fille, dont le corps blanc et nu contraste violemment avec le bronzage du squelette, se tord les mains sans opposer vraiment de résistance."

Le 20 mars, je poursuivais dans Sans toi(t), où je montrais l'importance de ce tableau pour Cléo de 5 et 7, le chef d'oeuvre d'Agnès Varda, avec Corinne Marchand dans le rôle-titre.


Une  photo de tournage montrait bien la peinture de Baldung Grien présente sur le lieu-même des prises de vue (l'ovale qui l'encadre est de Varda).


Neuf jours plus tard, le 29 mars 2019, Agnès Varda rejoignait donc Jacques Demy dans la tombe.