Brina Svit / Les cycles de la révolte

Publié le 08 mars 2024 par Angèle Paoli

Brina Svit, Les cycles de la révolte, Éditions Gallimard 2024
Lecture d’Angèle Paoli

Gravure  de  Monique Tello :  Source 

Boris A. Novak, « porte-parole de la révolte »

Voilà un roman, Les cycles de la révolte, dont la narratrice est à l’image de sa créatrice. Difficile, pour moi qui connais de longue date la romancière franco-slovène Brina Svit de les dissocier l’une de l’autre, tant elles se ressemblent. Même âge, à peu de choses près, même allure juvénile, même façon d’être et de se déplacer – de préférence à vélo –, même caractère, à la fois rebelle et tendre. Têtu et drôle. Fantaisiste et changeant, capable de faire volte-face en un clin d’œil.


Dans ce dernier roman, récemment paru aux éditions Gallimard, collection blanche, Brina Svit met l’accent sur plusieurs cycles de la révolte. Révolte intime, sur laquelle s’ouvre le récit de Nastia, la narratrice, révolte plus ample d’un petit pays, la Slovénie. Deux cycles, apparemment disjoints, qui, par touches successives et en l’espace de quelques jours, se trouvent intimement liés. Car Nastia, native de Ljubljana est restée slovène de cœur en dépit de son amour indéfectible pour Paris, sa ville d’adoption.


Nastia est venue se replier quelques jours dans sa ville natale afin de rompre définitivement avec l’échec amoureux qui la ronge. Un abandon incompréhensible, tout à fait imprévu, qui a mis fin à une relation extra-conjugale avec un amant qui lui déclare tout de go et sans autre explication que sa nouvelle amante se résume à « une attirance ». Une déclaration qui laisse Nastia désemparée et rivée à son téléphone portable, dans l’espoir qu’elle y trouvera la petite phrase magique à laquelle ils étaient tous deux arrimés, depuis tant d’années :

« Je t’aime, tête dure, comme la mer aime le menu gravier de ses profondeurs. »

Une fois envisagée la rupture avec François, il ne reste que la « tête dure » de Nastia qui s’enferre et ne parvient pas à se libérer de cette emprise. Un fil rouge que cette « tête dure », lui-même inclus dans le fil rouge emprunté à Kafka, dont la petite phrase revient comme un leitmotiv poétique dans le récit pris en charge par Nastia. Il faudra à la narratrice une série d’événements pour qu’elle parvienne à rompre ce fil à la patte qui la mortifie et la laisse vide au bord du gouffre. Parmi les événements perturbateurs, la manifestation hebdomadaire qui réunit à Ljubljana les révoltés contre le gouvernement slovène. Ljubljana, la « bien aimée », qui draine avec elle, dans sa lenteur de belle endormie, la nostalgie de Paris :


« Et elle ne se lasse jamais de prendre la rue de Rivoli à vélo, de longer la Samaritaine, le Louvre, les Tuileries, et de continuer jusqu’à la Concorde, surtout à la tombée du jour, que les lampadaires s’allument et que la place devient comme une galaxie, puis de descendre sur les quais pour revenir chez elle, passer sous le Pont-Neuf et sentir quelque chose s’élargir dans la poitrine… » Puis « aller s’asseoir aux Tuileries et contempler le monde autour d’elle comme si elle était au cinéma. »

Ce qui frappe d’emblée dans ce récit conduit avec talent, c’est sa rapidité d’exécution romanesque. Tout en zigzagant dans la narrativité, Brina Svit va droit au but, avec la vivacité et l’énergie qui la caractérisent, jouant de l’élastique sur l’axe temporel où alternent rétrospectives, anticipations et retours au présent, souvenirs et pensées qui tiennent prisonnière la narratrice, retours au mal être actuel qui l’obsède et la tient, vide de désirs, d’occupations, de projets. Laissant tomber sans la prévenir sa sœur Dora qui l’accueille, Nastia s’installe dans un appartement provisoire. Beaucoup trop grand pour elle, dit-elle.


Outre la maîtrise temporelle, l’art du monologue intérieur et celui du dialogue qui assurent au style toute son efficacité, Brina Svit possède aussi à son arc l’art de brosser des portraits tout en contrastes et en contrepoints. Ainsi de Nastia et de Dora - l’impulsive et la rangée - pourtant sœurs, et si différentes. Dora, presque exclusivement occupée par son métier de médecin et par ses patients ; Nastia, chargée à Paris d’une galerie d’art et férue d’art contemporain. Elle voue une admiration toute particulière à Monique Tello, par exemple. Portraits de famille sur des photos de vacances, père mère et sœurs. Portrait de Zarja, l’amie de toujours, un temps, retrouvée ; Zarja qui la met au courant des événements et l’enjoint de rejoindre la manif :


     - « Trouve-toi un vélo. Ou vas-y à pied. Je ne sais pas si tues au courant. On manifeste à vélo tous les vendredis        depuis un certain temps. A Ljubljana, mais aussi dans les autres villes. On proteste contre la dérive autoritaire         du gouvernement. Contre le fait qu’il se serve de l’épidémie pour interdire toute opposition. Contre a politique       de haine et d’exclusion. Et tu auras remarqué que je ne prononce même pas le nom de notre Premier ministre,         imitateur d’Orbán, admirateur de Trump…Tu devrais y aller pour moi aussi, vu que je ne peux pas bouger               d’ici… »

Portraits de Marko et de Tobias, le journaliste belge avec qui, contre toute attente, Nastia finit par partager          l’appartement trop grand, propriété de Marko. Tobias, qui s’intéresse à la Slovénie, à ce qui s’y passe en ce temps de pandémie et dont la présence aux côtés de Nastia va bousculer le récit et progressivement changer le cours des choses. Au contact de Tobias et de son engagement, Nastia se déleste peu à peu de son ancienne peau. Elle se dégage de son moi encombrant et autocentré pour s’ouvrir à l’autre, l’accepter jusque dans son projet, s’intéresser à ce qui l’occupe et le préoccupe. Par son humour et son regard décalé Tobias parvient, non sans anicroches, à modifier le regard de Nastia. Sur elle-même, sur son identité, sur sa slovénité. A reprendre en main les rênes de sa vie. Et à rejoindre les milliers de vélos rouges rassemblés pour la manifestation. Premier cycle de la révolte.


Très cinématographique, l’écriture de Brina Svit s’appuie sur des énumérations et des réitérations syntaxiques qui permettent à la romancière de décliner tout l’éventail des portraits qu’elle va tracer en alternance. Un art d’une grande mobilité, tout en fraîcheur juvénile. Ainsi de Nastia la passionnée, qui n’est pas sans évoquer la romancière, un double, en quelque sorte. Nastia la grande amoureuse blessée, pour qui, ce qui compte avant tout, c’est de tout faire pour vivre. Vivre sa vie à fond selon la devise du poète slovène, Boris A. Novak : La liberté est un verbe. Un verbe d’action dont la romancière possède une clé bien à elle.

Quant à Ljubljana, qui n’a aucun secret pour elle, la narratrice y cherche son souffle, celui d’une nouvelle vie, d’un nouveau regard. Elle retrouve peu à peu le plaisir de déambuler dans ses rues et dans ses parcs ; elle en retrouve les mystères. Rien n’échappe au regard de la parisienne venue se délester de ses démons. Chemin faisant, au fil des journées qui passent, elle se réapproprie l’architecture de sa ville – qui doit beaucoup au génie de Plečnik -, son Triple Pont sur le fleuve, ses statues de poètes et d’artistes, ses parcs et ses lieux cachés. La beauté de la ville et ses laideurs se livrent avec pudeur, sous les regards de la lectrice ébahie qui superpose à la capitale slovène les souvenirs qu’elle a gardés de Trieste.


Pour en revenir à Nastia et à cette histoire de manifestations à vélo, la narratrice prend conscience progressivement de l’importance de l’événement. N’est-ce pas déjà un indice de ce qui va se profiler, si elle a choisi, en dépit de ses résistances, un appartement en vis-à-vis d’une usine de cycles désaffectée ? Et si Marko, le propriétaire de cet appartement porte un pull rouge, de ce même rouge dont les murs de la ville, couverts de graffitis de la même couleur, sont tagués ? C’est là, place de la République, devant le Parlement où sont massés policiers et manifestants, qu’elle entend une voix déclamer le poème de Novak sur la liberté :


« La liberté n’est pas un substantif dans le dictionnaire… la liberté n’est pas un mot creux de politicien… la liberté n’est pas garantie par l’Etat… la liberté est un chemin inconnu… la liberté est un verbe. »


Poème qui devient le symbole des « protestations à vélo ». Pacifiques et respectueuses du bien public. Avec Novak, porte-parole de la révolte.

De Tobias et du dénouement du récit, je ne dirai rien. Brina Svit ménage le suspens jusqu’au bout. Et c’est très réussi.

Brina Svit / Les cycles de la révolte / Éditions Gallimard 2024

Portrait par:  G.AdC 

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