Voilà plusieurs jours que je répugnais à ouvrir cette réponse à mes bons voeux. Une sorte d'intuition, comme une envie de ne pas me prendre de plein fouet quelque chose qu'au fond de moi j'avais déjà deviné.
Tous les ans, j'envoie mes voeux à mon ancien chef à la World Company. Nos relations furent tumultueuses, parfois amusantes, assez enrichissantes puisqu'il a fait de moi celui que je suis professionnellement et par dekà mon départ de la World Company, nous avons maintenu le lien. Nous nous sommes vus plusieurs fois, j'avais de moins en moins de nouvelles pour des raisons que j'ai comprises l'année dernière.
Son épouse a répondu à mes voeux de 2023 en m'indiquant qu'elle répondait pour lui parce qu'il en était devenu incapable. Il n'était plus, en quelque sorte, de ce monde. L'enveloppe était là mais l'esprit avait quitté ce monde. Quand on envisage la richesse et la culture de celui-ci, cela m'avait beaucoup peiné ... a fortiori de n'avoir pas pu le revoir quand nous aurions dû en raison d'un emploi du temps trop prenant. C'est la vie mais cela m'a toujours agacé.
Gérard était une figure d'un autre temps. Toujours en costume trois pièces, parfois élimés, il sentait bon cette époque révolue au cours de laquelle les choses étaient dans un certain ordre, certains usages prévalent sur l'individualisme ... d'acucuns diront que c'était le XIXème siècle, une chose était claire : cela manquait de connexions avec l'époque parfois. Il faisait imprimer tous ses courriers électroniques, dictait encore ses courriers, s'évertuait à disposer d'une ligne fixe personnelle au travail, usait de ses assistantes comme des domestiques et parfois de ses collaborateurs comme de laquais jamais assez dociles à ses yeux. L'étiquette avait une importance cardinale et les valeurs surannées qui plaçaient les voitures et les signes de virilité au pinacle. Comment ai-je pu supporter cela ? Sa culture et sa façon d'employer le bon mot au bon moment me fascinait. Au surplus, il a fait de moi celui que je suis aujourd'hui, qui se plait à user d'une certaine condescendance quand c'est utile, à jouer sur les mots, à avoir une exigence à ne jamais être coincé quelles que soient les roueries ...
Quand j'ai quitté la World Company, il a décidé de jeter l'éponge et je ne l'ai devancé dans mon départ que de quelques jours. La page fut visiblement difficile à tourner en interne, et pour lui. Comme avec un fils, il m'avait fait de nombreuses confidences notamment celle selon laquelle la retraite c'était une petite mort. Des heures et des heures, nous avions discuté de cela, comme si le travail était devenu accessoire. C'est d'ailleurs ce que je retiens de lui, ces heures à discuter ensemble au cours desquelles il avait décidé de refaire mon éducation musicale en me faisant parcourir Verdi de A à Z, le baroque en des pistes méconnues et en m'ouvrant les portes de sa discothèque incroyable dans laquelle j'ai pu copier quelques enregistrements. Au delà, nous discutions politique en confrontant sa vision un peu rétro avec la mienne qui l'était moins. Au passage, il me donnait des conseils de rédaction, des trucs de juristes un peu renards ... des signaux qui démontrent que rien n'est jamais fini. J'étais la dernière pâte à modeler qu'il avait envie de façonner, et j'étais consentant même si, parfois, il était injuste, égoïste et feignait de ne pas voir tous les efforts que je faisais. Pourtant, nous liait quelque chose que deux personnes pudiques n'osaient s'avouer : la complicité. Cela l'avait poussé à me sauver d'un énorme piège tendu par celle qui devait lui succéder. Il avait favorisé mon arrivée à la Compagnie chérie en rédigeant une lettre de recommandation dont les termes élogieux avaient surpris tout le monde.
Pour tout cela, j'avais gardé le contact, je lui écrivais tous les ans ... jusqu'à ce que son épouse m'explique que malgré le fait qu'il lui avait beaucoup parlé de moi, il serait incapable de me répondre.
A l'occasion des voeux 2024, j'ai envoyé mes souhaits que tout aille bien au début du mois de janvier. Le 20 janvier, elle m'a adressé une réponse qui transpire de sensibilité en m'expliquant qu'elle n'avait pu me prévenir, manquant d'avoir mes coordonnées parce que je venais de partir de la Compagnie chérie. En mars dernier, Gérard est parti et je devine que la fin fut probablement compliquée à manoeuvrer compte tenu de son caractère assez fort. Evidemment, je suis peiné pour son épouse, son fils et ses petits enfants mais aussi à titre personnel de n'avoir pas eu ce fameux dernier échange dans lequel on forme tant d'espoirs et on loge tant de regrets a posteriori. C'est ainsi, c'est comme cela ... on n'y peut rien et il faut l'accepter.
Au revoir à lui et merci pour tout.
Tto, qui s'y attendait mais ce n'est jamais pareil