Le samedi 9 mars dernier, j'ai rendu compte dans Marvin et les Marins d'une luciole, autrement dit d'une bulle synchronique, autour de la figure de Virginia Woolf. Mais la luciole, comme son modèle biologique naturel, a cette particularité d'être rarement solitaire : ce jour-là deux autres lucioles, à la teneur assez tragique, avaient croisé mon chemin. Etant allé commander à Arcanes le petit essai que Stéphane Lambert a consacré à Léon Spilliaert, je n'avais pu résister à l'envie d'acheter Qui a fait le tour de quoi ? L'affaire Magellan (Verdier, 2020 ; Verdier /Poche, 2024), de l'historien Romain Bertrand, un récit roboratif qui met les pendules à l'heure sur les véritables intentions du navigateur : à l'inverse de ce que l'on nous a appris dès l'école primaire, ce n'était aucunement pour prouver que la Terre était ronde qu'il a organisé son expédition. Tout d'abord parce que seuls quelques crétins (dont la descendance est hélas bien réelle) croyaient toujours que la Terre était plate. Ensuite, parce que Magellan visait le très lucratif commerce des épices dans les îles Moluques, qu'il pensait atteindre non par l'itinéraire de l'océan Indien - apanage de ses compatriotes portugais - mais bien par celui, qui restait donc à baliser, de l'océan Atlantique puis du contournement de l'Amérique.
Magellan que je retrouvai soudain cité dans un autre livre emprunté cette fois à la médiathèque, Mes labyrinthes, Vivre avec la différence, de Florian Forestier. Une réflexion sur l'autisme, où je relevai à la page 10 ce passage : " Cette fois, il faudra prendre le temps d'entrer dans l'épaisseur d'une vie. D'affirmer votre carte des traits autistiques, qui pour l'instant ressemble aux cartes du monde de Magellan." Façon de dire que la compréhension de l'autisme est encore bien lacunaire, et souffre d'une grande ignorance. Image curieuse, si l'on y réfléchit bien, car c'est justement Magellan qui contribua fortement par sa circumnavigation à renouveler la cartographie du globe.
C'est Magellan qui donnera son nom à l'océan dit Pacifique. Un océan qui avait été aperçu pour la première fois depuis l'isthme de Panama par le conquistador Vasco Nuñez de Balboa. Le 25 septembre 1513, sa troupe progresse vers la cordillère du río Chucunaque. Balboa marche en tête et atteint à la mi-journée le sommet. Plus tard, face à la plage, Balboa brandit une épée et un drapeau à l'effigie de la Vierge Marie, puis, s'avançant vers la mer, il en prend possession sous le nom de "Mer du Sud". " Cette mer séparant l'Asie des Amériques, précise Romain Bertrand, plusieurs cosmographes, s'inspirant de Ptolémée, l'ont déjà faite figurer sur leurs cartes. Et parfois avant même que Balboa ne la contemple, comme Martin Waldseemüller, le cartographe de Saint-Dié -des-Vosges, sur son planisphère de 1507. Planisphère où s'étale pour la toute première fois, en lettres cursives, le mot "America" - dérivé du nom d'Amerigo Vespucci."
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La troisième luciole du jour, je la dois à Grégoire Bouillier, dont le nom est apparu ici dans le dernier article, La dame au gant bleu (et quelque chose me dit que nous allons en reparler souvent de ce Grégoire Bouillier). Page 220, alors qu'il discute avec Penny, son assistante de recherche, soudain surgit l'Ukraine :
- On ne peut pas penser à tout. En tout cas, merci Penny pour les images que vous m'avez mises dans la tête. [...] Je peux vous inviter à dîner maintenant ? Vous voulez qu'on regarde Top Chef ? Mais je sens que vous voulez ajouter quelque chose...
- Non... Oui... Celle-ci a aussi retrouvé des témoignages de la famine qui fit quatre millions de morts en Ukraine en 1933.
- Merci Staline, j'allais dire Poutine !
- Comme vous dites. A l'époque, les soldats russes venaient dans les maisons, dans les magasins, dans les fermes, et ils raflaient tout, ne laissant rien à manger à la population, strictement rien à manger. Quatre millions d'Ukrainiens sont morts de faim en quelques mois. Quatre millions d'hommes et de femmes et d'enfants ! Un putain de crime de masse baptisé "holodomor", qui signifie en ukrainien "génocide par la faim.""
Or, ce génocide longtemps ignoré faisait justement l'objet d'un documentaire ce jour-là sur France.tv, Moissons sanglantes, le film de Guillaume Ribot, sorti en 2022.
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J'ai baptisé lucioles ces coïncidences isolées surgissant par grappes pour la bonne raison aussi que les véritables lucioles y avaient part chaque fois. Et ce fut encore le cas en ce mois de mars 2024. Un des détenus que je rencontre dans le cadre de l'association Lire pour en sortir choisit dans le catalogue le roman de Delia Owens, Là où chantent les écrevisses. Un best-seller dont j'ignorais même l'existence, adapté au cinéma en 2022. L'histoire de Kya, la "fille des marais", abandonnée par ses parents, survivant seule sur la côte de Caroline du Nord et suspectée d'un meurtre. Le livre tire en partie sa force de la description du riche écosystème de cette région. Il faut dire que Delia Owens est diplômée en zoologie et biologie :
"La lagune sentait à la fois la vie et la mort, un mélange organique de promesses et de décomposition. Les grenouilles coassaient. Avec mélancolie, elle regarda les lucioles griffer le ciel de la nuit. Elle n'en capturait jamais, on en apprend plus sur les insectes quand ils ne sont pas enfermés dans un bocal. Jodie lui avait expliqué que la luciole femelle produit un clignotement sous sa queue pour faire signe au mâle qu'elle est prête à s'accoupler. Chaque espèce de lucioles possède son propre langage de lumières. Tandis que Kya les observait, quelques femelles émettaient leur rayon intermittent tout en dansant en zigzag, tandis que d'autres décrivaient des figures différentes. Les mâles, bien sûr, connaissaient les signaux et ne se dirigeaient que vers les femelles de son espèce. [...]
Soudain, Kya se redressa et concentra toute son attention : une des femelles venait de changer de code. Elle commença par la séquence ordinaire, points et traits lumineux, attirant un mâle de son espèce, et ils s'accouplèrent. Puis elle se mit à émettre des signaux différents, et un mâle vola vers elle. A lire son message, il s'était persuadé qu'il avait trouvé une femelle de son espèce désireuse de le rencontrer et il s'approcha pour s'accoupler. Mais brusquement, la femelle se releva, le prit entre ses mandibules et l'engloutit, dévorant ses six pattes et ses deux ailes." (p. 183-184)
J'avais été interloqué par ce passage et j'y avais inséré un post-it. Or, le 57ème et dernier chapitre était intitulé La luciole. Et je compris que le fin mot de l'histoire (que je ne révélerais pas pour ne pas divulgâcher) avait été annoncé dès ce passage sur les lucioles au milieu du livre que j'avais repéré. Tate, le jeune homme amoureux de Kya, retrouve après la mort de celle-ci, longtemps après le meurtre et le procès qui l'a suivi, un poème caché sous une trappe. Et ce poème a pour titre LA LUCIOLE.
Lucioles qu'on retrouve dans l'ultime paragraphe :
"Alors que la nuit tombait, Tate retourna vers la cabane. Mais quand il atteignit la lagune, il fit une pause sous les épais feuillages et observa les centaines de lucioles dont les lumières clignotaient jusqu'au plus profond du marais. Loin là-bas, où l'on entend le chant des écrevisses."*
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* Lucioles que l'on retrouve jusque dans les remerciements : " A mon agent, Russell Galen, je veux dire ma gratitude d'avoir aimé et compris Kya et les lucioles, et pour sa détermination à ce que cette histoire voie le jour."