Hélène Lanscotte / Ma femme, cette animale / Lecture d'Angèle Paoli

Publié le 22 mars 2024 par Angèle Paoli

Hélène Lanscotte, Ma femme, cette animale
Cheyne Éditeur 2024
Lecture d’Angèle Paoli

" C’est entre Sophie Loizeau et Hélène Lanscotte que la proximité est la plus grande. "

« Ma femme vit dans l’air que je respire. »

Il existe parfois entre certains livres des correspondances silencieuses, des passages secrets qui perpétuent un dialogue souterrain alors-même qu’en apparence rien ne semble les relier. Ils sont comme des racines invisibles qui se frôlent se parlent échangent à notre insu leurs mystères. Et soudain ces correspondances surgissent, éclatent au grand jour et pépitent en clignotant d’une ramure à l’autre.


Ainsi du dernier recueil dont je m’apprête à parler – Ma femme, cette animale qui me renvoie comme un écho aux Moines de la pluie. Le recueil d’Hélène Lanscotte prolonge celui de Sophie Loizeau et le dépasse dans la mesure où l’héroïne de Ma femme, cette animale pousse jusqu’à l’extrême l’abolition des frontières entre les règnes, animal et humain. Et le narrateur d’énoncer cette vérité :

« Et face aux apparences animales multiples, une seule espèce humaine ».

L’univers d’Hélène Lanscotte prend son appui sur une phrase empruntée à Nicolas Pesquès. À La face nord onze et douze de Juliau. Alors même que je suis en train de lire La face nord de Juliau 19. Or, voilà que, ouvrant Ma femme, cette animale, me saute aux yeux cet exergue :


« Voir sans être vu. La ronde rapace ou l’inconfort. Le corps se débrouille. Y ajouter le livre sans perdre la place du lièvre. »

N’est-ce pas là une étrange coïncidence ? Le lièvre était donc déjà présent dans les « Juliau » antérieurs ? Et cela m’avait échappé !

Trois poètes contemporains, trois amoureux de la nature et tous trois ses âpres défenseurs, semblent s’être donné le mot. Tous trois aiment se calfeutrer dans la solitude de l’affût ou dans des trous de feuilles pour épier les transformations de la nature et les animaux que la forêt – ou la colline et ses genêts - cache en son sein. Tous trois, pourtant, ont un univers qui est leur et une écriture qui leur est propre. Mais tous trois pratiquent l’inversion des données. Et changent ainsi le regard porté sur le monde qui les entoure. C’est le monde qui agit sur leurs perceptions et leur sensibilité. Et non l’inverse.


Ainsi chez chacun d’eux - et d’elles - retrouve-t-on des rites, des présences, des ensorcellements. Des escapades en sorcellerie. Des interrogations subtiles. Des gestes et des images qui précèdent le langage. Chacun possède cette part personnelle d’imaginaire qui permet la mise en écriture. Et génère le tissage des liens. Plantes et bêtes, qui ont ici droit de cité, mènent la danse. Mulots orvets grenouilles chez Sophie Loizeau ; « fourrure du lièvre » chez Nicolas Pesquès. Quant à Hélène Lanscotte, le lièvre a toute son admiration au point que la Femme s’éprend du léporidé et en acquiert peu à peu les détentes et les élans. Peut-être même s’est-elle, par une nuit de folie, accouplée au lièvre de Mars !


Mais c’est entre Sophie Loizeau et Hélène Lanscotte que la proximité est la plus grande. Tant l’une et l’autre ont de complicité avec le règne animal. Une complicité qui va, pour Hélène Lanscotte, jusqu’à l’osmose.

En 23 fragments concis de prose poétique, aux intitulés substantivés très brefs (proches de ceux de Sophie Loizeau - « La mue » ; « L’appeau » … -, avec une écriture, en tout point, parfaite, Hélène Lanscotte dote son héroïne de qualités insoupçonnées, qui échappent au commun des mortels. En réalité une appétence et une intuition insurpassable du monde de la nature. Comme le laisse entendre le titre du recueil, le narrateur est un homme qui prend en charge la surprenante essence de son épouse, en relation étroite avec le règne animal. Si c’est le mari qui observe, parle, suit son épouse dans ses agissements et se conforme à ses désirs, c’est la femme qui impose son rythme, ses attentes animales, ses intuitions et ses lentes métamorphoses. S’il y a parfois des expériences qui imposent la séparation, les deux amants se retrouvent, se rejoignent et se livrent à leurs étreintes amoureuses. Eros n’est pas absent des récits qui accompagnent le couple. Même si la Femme regrette, dans l’invention des appeaux qui imitent la palette sonore des oiseaux, que son époux ait oublié un registre vocal essentiel : « Celui de la jouissance ».

L’époux attentif et créatif rend hommage à sa femme, qu’il admire et dont il respecte les moindres aspirations. Car c’est elle qui, dès le chapitre d’ouverture – « L’Espérance » - donne à son époux une leçon de vie. Une philosophie tout en sagesse, en quelque sorte :

« Ma femme espère les êtres dans les êtres, les êtres dans les choses et parfois les choses dans les êtres.
Elle dit qu’elle voit le ciel dans l’oiseau, l’arc-en-ciel dans le renard, qu’elle entend la plainte dans l’arbre et le rire dans l’herbe… ».

Et parlant de lui, le narrateur confie de son côté :

« Je songe à la souris dans la chauve-souris, au moineau dans le chat, à la grenouille dans le bœuf, à la parole dans le singe. »


Un univers tout en figures gigognes et en emboitements se dessine au fil des fragments qui prend forme à travers les échanges, dans lequel tous les éléments de la nature, flore et faune, se tiennent, se répondent, forment une chaîne dont chaque maillon est indissociable de l’autre. À force de penser la nature, de se l’approprier, de se fondre en elle, la femme se nimbe progressivement d’animalité.


« Dans ses cheveux, je discerne un vent d’inquiétude et sur ses mains des années de lumière et de nuit ; à sa cheville, la course d’un lièvre et sur sa joue une plaie de fourrure. »


Mais pourquoi l’espérance ? Peut-être se loge-t-elle dans ce désir irrépressible chez la femme de savoir enfin ce qu’il y a en elle. Et chez son époux, celui, mystérieux, de la voir se transformer au fil du temps en « animale ». Jusqu’où ira-t-t-elle ? Et parviendra-t-il à la connaître ? Il la piste dans ses déplacements, la suit à la trace dans la neige, se coule dans la combe pour l’observer. Toutes les fantaisies animales de sa Femme ne vont pas toujours pour l’époux sans une pointe de jalousie. Qu’il tente de canaliser derrière ses interrogations multiples. Ses jugements, analyses, avis se font en lien avec la nature, laquelle offre à l’infini tous les éléments et toutes les formes de comparaisons. Ces dissensions peuvent annoncer momentanément la disjonction du couple. Mais dans l’échange, c’est la Femme qui a le dernier mot.

En réalité le narrateur se plie à la personnalité évolutive de sa femme. Cette « animale » se change en un être hybride, mi oiseau mi serpent. Ce qui ne nuit nullement au couple qui, en intégrant dans son duo le boa, inaugure un genre de ménage à trois.

« Sans se retourner, elle me tend la main pour que je me rapproche d’elle et nous poursuivons notre ménage à trois.»

Si l’évolution de l’époux – en observateur silencieux – passe par le regard et par l’imitation, celle de l’épouse passe par les gestes. Et c’est par leur antériorité que progresse le récit. Que les choses bifurquent et prennent un tour nouveau. Jusqu’à la chute inattendue du fragment qui réserve souvent des surprises. Les rituels innovants de la femme laissent le mari perplexe. On retrouve chez cette épouse-animale le motif des cheveux, des pelotes de poils ou de rémiges, les carapaces évidées de coléoptères défunts ; tout un assemblage de déjections naturelles, ongles et peaux, qui servent à combler les interstices d’un mur en construction. Est-ce là, dans ce rituel primitif, que se noue le désir de perpétrer ce qui est voué à disparaître, comme ont disparu les ours des ères antérieures, laissant dans les grottes de multiples traces de leur passage et de leur bauge ? Désir de survivre à sa propre mort en mêlant « un peu de son moi mort » au mur de pierre ?

La chute de ce récit – « Le mur » - n’est pas sans me surprendre. Car j’y retrouve comme en écho au texte d’ouverture de Sophie Loizeau, « L’orteil ». Dans lequel une mouette tranche d’un coup de bec l’orteil blessé qui faisait tant souffrir la narratrice. Chez Hélène Lanscotte, ce n’est pas le pied qui se voit amputé mais la main, d’un geste qui vient non de l’extérieur, mais de la femme elle-même, comme par sacrifice délibéré. Ainsi s’interroge le narrateur :


« Je me demande seulement quelle partie d’elle-même elle va maintenant glisser dans le mur. Elle a déposé délicatement un petit bout de doigt, la première phalange de son index. Je ne l’ai pas entendu crier. »


Une sensibilité féminine très proche semble présider à l’écriture de ces deux recueils.

Pour Hélène Lanscotte, qui dit règne animal dit aussi en corollaire, risque d’encagement. Ici, l’héroïne en voie d’animalisation souffre de ce risque et se révolte contre lui. Aussi, en femme d’intérieur qu’elle n’est pas, prévoit-elle de s’échapper. Et ce faisant déchire-t-elle en même temps les rideaux de l’oppression. Quant au mari attentif, il respecte les desiderata de son épouse. Resté seul dans leur logis il ne peut s’empêcher cette remarque :

« Nous détenons chacun notre manière d’échapper. »

Ce qui se vérifie dans le récit puisque le narrateur finit lui aussi par se dégager des injonctions de son épouse, quitte le logis et rejoint sa femme dans le chenil où elle s’est réfugiée afin de se mettre à l’épreuve de l’absence de liberté. Ce qui est intéressant dans ce récit de « La cage » - comme dans tous les autres fragments qui composent le recueil - c’est que tous les exemples sont empruntés au règne animal. Tout une déclinaison d’insectes et de bêtes se glisse dans les phrases. Comparaisons et métaphores filées emplissent l’espace, le colonisent, s’en emparent. Et l'on ne s'en lasse pas!

Au fil des métamorphoses de sa femme, la personnalité du narrateur évolue elle aussi. Ainsi s’efforce-t-il de comprendre et de se mettre au diapason. Reprenant à son compte les histoires gigognes de sa femme, il se lance dans des récits qu’il invente de toute pièce ; ou d’autres qui le concernent de près. Mais les larmes de la Femme, tout comme ses rêves ou comme elle-même, restent un mystère. Femme-caméléon, elle possède l’art de « s’invisibiliser » et de se faire prédatrice. Et même cruelle carnassière. Il arrive pourtant que par les empreintes olfactives qu’elle laisse derrière elle, le narrateur parvienne à se saisir d’elle voluptueusement, emporté dans l’ivresse amoureuse.

« Ce soir ma femme existe plus que jamais. Son corps émet une odeur puissante, inhabituelle. Une odeur complexe, capiteuse et surtout musquée qui l’enveloppe tout entière. Je n’ai jamais senti d’assez près une lionne, une biche et encore moins une louve pour identifier une quelconque correspondance - en revanche je sais que sa peau n’exhale en aucun cas l’ovin ou le caprin…
Dans le lit… je me rapproche au contraire, irrésistiblement attiré par ce que j’imagine respirer comme une humeur antique ou même antéhistorique.
Cette nuit-là, ma femme est une Vénus du paléolithique. Elle me prend entre se bras ronds, ses cuisses charnues, jusqu’à m’étouffer, enivré. »

Est-ce pour autant qu’il la possède et qu’il sait qui elle est au juste ? Rien n’est moins sûr. Et elle, que gardera-t-elle de lui ? Suffit-il de nommer pour connaître ? L’un et l’autre ont beau tourner ces questions sous leur langue, le mystère du mot et le nom qu’il recouvre reste entier :

« La nommer comble-t-il l’écart entre elle et moi ou au contraire favorise-t-il la distance ?
Je prononçai à haute voix son nom, lentement, avec toute la pensée d’une première fois. Surprise, elle m’a regardé comme si j’énonçais le nom de quelqu’un d’autre. »

Et pourtant, quelque chose d’indicible persiste qui les lie l’un à l’autre. Un tremblé qui frissonne de la robe qu’elle porte à la main qui l’effleure. Une présence. À laquelle il est impossible de renoncer. C’est dans ses mots à lui que cette présence s’exprime. Et c’est très beau, très émouvant :

« Ma femme vit dans l’air que je respire. »

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 Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

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