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Nicolas Pesquès / La face nord de Juliau dix-neuf / Lecture d'Angèle Paoli

Publié le 28 mars 2024 par Angèle Paoli

Nicolas Pesquès
La face nord de Juliau dix-neuf
Flammarion 2024,

Lecture d’Angèle Paoli

CT-002547

Photo Jean-Luc Bertini © Flammarion

Entrer dans les yeux comme dans la couleur d'un tableau

J’avais laissé derrière moi La face nord de Juliau. C’était en 2020, avec les numéros 17 et 18. Je la retrouve en 2024 avec le numéro dix-neuf. Dernier numéro. Une suite et une fin. J’ai été surprise et attristée par cet arrêt auquel je ne m’attendais pas. Il me laisse vacante, avec pour simple recours les images anciennes que j’ai gardées de Juliau, tout ce que Juliau véhicule en moi par l’écriture, et même au-delà, tout cet inexploré tout juste ébauché.

Mais dix-neuf épisodes, c’est déjà une somme. Une œuvre complète. Sur un sujet identique, lu et revisité à chaque nouvel exemplaire sous des angles d’approches, des regards, et une écriture toujours renouvelée. Ce dernier volume ne fait pas exception aux livres qui le précèdent. Il recouvre et complète les années antérieures. Trois années, apparemment, de 2018 à 2020. Cela fait donc déjà 4 années que le poète n’écrit plus sur Juliau. Ou peut-être écrit-il, à notre insu, sous une autre forme, sur un autre support d’images.


Composé de trente chapitres, le recueil suit une chronologie datée, avec des espacements assortis de silences,-séparations et ruptures peut-être - plus ou moins importants. Nicolas Pesquès, depuis toujours, tient une sorte de journal dont le personnage principal serait/est Juliau. La colline ardéchoise jaune-genêts. Colline aimée, convoitée, ardemment désirée, source et nourriture de son œuvre majeure. Elle est ce qui de tout temps pour lui, précède l’écriture. Elle est ce qui lui survivra ; ce qui restera du poète, le "Maître de Juliau".


Juliau s’inscrit dans l’antériorité de l’existence. Les années se perdent dans le recul de la colline. Le temps bifurque, qui s’évade et se dilue dans le temps de l’écriture et dans les pages, laissant la colline à sa divagation. Le jaune flamboyant du genêt se nimbe désormais de rose de bleu de mauve.

J.19 donc. Le journal d’écriture s’ouvre un 1er octobre 2018. La dernière date le clôt au 3 avril (2020). L’année n’est pas notée par l’auteur, raison pour laquelle je la mets entre parenthèses. La question récurrente qui se pose à la lectrice que je suis est celle du pourquoi. Pourquoi cet arrêt ? Il y a sans doute mille raisons à cela. Je sais que la colline a bien des atouts pour disparaître et réapparaître ; pour laisser affleurer ses apparitions jusqu’au cœur de son absence. Mais le mot « Fin » auquel s’ajoute (« Fin des Juliau ») ne fait pas de doute. Peut-être la réponse se dissimule-t-elle entre les pages ? La question s’est sans doute posée au poète antérieurement, au fil du temps au fil de l’écriture. Je n’en ai pas gardé le souvenir. Cela ne m’avait pas marquée au cours de mes précédentes lectures. La voici qui survient au détour d’une page :


« 27 juin
-Et maintenant que pouvons-nous faire ? Nous taire ? »
Ailleurs cette injonction : « Poursuivre la lecture, continuer la colline… » (en marge, au crayon, j’ai noté : OUI)
Ou encore, cette supplication : « -S’il vous plaît, poursuivez la colline ».

La question annexe qui vient à l’esprit est celle de « l’inspiration ». Que dire d’autre, que dire de nouveau qui n’ait déjà été dit ou déjà abordé ? Quel dialogue est encore possible avec la colline ? Et pour quelles finalités ? Quoi que l’on dise ou que l’on puisse penser, il existe toujours de multiples ouvertures, des bifurcations insoupçonnées qui soudain s’offrent dans le paysage scriptural. Drainant avec elles de nouvelles finalités.

Ainsi y a-t-il dans J.19 des finalités discursives :

« Au début de ce livre, je voulais explorer un dialogue, je le souhaitais ininterrompu et vivre son événement… » (ou avènement ?) 

Même fragmenté, le dialogue procède par touches sensibles, de réflexion en réflexion, de questionnements en contradictions. « Une sorte de conversation » dont l’on oublie le « qui parle à qui ». Pourtant tout dialogue comporte sa part d’échec, car il est toujours exclusif. Il suffit d’avoir en mémoire les « souffrances du jeune Werther » (Benjamin Constant) ou les échanges de Mr de Nemours avec Madame de Clèves (Madame de La Fayette). Comme le suggère le poète à la suite d’une relecture de Roland Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux :

« C’est toujours elle/lui pour moi, toujours l’ego versus ce qui l’électrise et le martyrise : jamais nous, jamais un dialogue qui échapperait à l’égoïsme (le même que celui de Mr de Nemours), qui ouvrirait la langue pour deux. »

Il y a ce travail de forage du langage ; cette énergie qui pousse à l’éprouver jusque dans ses moindres ressorts. À le sentir vivre, ressac de la phrase, dans son passage par le corps:

« Le travail de la langue est ce forage, cette terre brûlée et ce royaume où plus rien n’est comme avant, ni même vrai, mais répondant à un si puissant désir que vous en cueillez finalement les bienfaits.

Rose délice au regain, au recollement de l’image sur le corps réel. À la fin de la fiction, comme après l’essartage, tout regagne en vitalité. »

Il y a ce désir que l’on peut aussi appeler amour et la tentation qui l’accompagne - récurrente à la manière du flux et du reflux de la vague - d’y céder.

« Peut-être n’y a-t-il pas à choisir entre écrire et aimer, qui seraient deux mondes et deux moments qui se longent et se côtoient, qui veulent s’inventer, balbutier la clarté des choses muettes… » 

Il y a cette obscure énergie qui se manifeste comme une incitation à laquelle il est difficile de résister :

« Prolonger, reprendre… écrire pour une vie double, multiple, sans le devoir à une double vie. » 

Il y a la recherche permanente d’éprouver des similitudes. Entre le paysage et la peinture, le paysage et le dialogue :

« Le vent sur l’herbe, le jaune partout, les ondulations du dialogue. »

Il y a chez le poète cette obsession de l’abandon et du retrait :

« J’ai franchi le bois et maintenant nous sommes dans la tension », confie le narrateur. Avec au cœur, ce paradoxe crucial :
« Entre temps, le paysage aura vieilli. Écrire ne cesse de nous séparer. À tout instant rayer une ligne est un sourire en plus. » L’écriture ou la vie ? Quelle possibilité autre si ce n’est se résoudre à un choix impossible ?

« Changer la vie avec le même horizon, ou bien changer d’horizon en retenant la vie. »

Et moi, égoïstement parlant, comment vais-je me passer de la colline aux genêts ? Lire/relire, les différents recueils. Dans l’ordre ou dans le désordre. Continuer d’annoter, en marge des pages. De relever des phrases que j’aime et qui me parlent. Faire un carnet des Juliau.

En attendant, voici le dernier des Juliau. L’ultime exploration. Avec J.19 s’ouvre un dialogue ininterrompu. Si l’on met à part le préambule et les arrêts sur images que sont les trois interludes et les deux « Pense-bête intermédiaire », proses explicatives et poétiques à la fois.

« Hyper-lyrique, mais sur papier glacé, vrac de pensées et vrac de pulsions tirées au cordeau. Au millimètre d’une fièvre, d’une inclinaison de tête. À leur amorce, à leur énervement. Un travail d’ajusteur, les mains dans la glu. » Premier « Pense-Bête intermédiaire »


Le dialogue commence avec une phrase tirée de Luc XXIII - Bible de Jérusalem- : « En vérité, je vous le dis, aujourd’hui, vous serez avec moi sur la colline. »* Première entrée dans la lecture.

La colline donc. J.19. Sous-titrée J. Princesse de C.

La colline, habillée en Clèves. D’où la seconde entrée, accompagnée d’une épigraphie extraite des Fragments du Discours amoureux de Roland Barthes :

« Penser à quelqu’un ? Ça veut dire l’oublier (sans oubli, pas de vie possible).

Ainsi, par l’entremise de la Princesse de Clèves porteuse d’oubli et d’amour, le poète entre-t-il d’une manière énigmatique et inattendue en dialogue amoureux avec sa colline. Sa colline érotisée en Princesse.


« -Un amour en dialogue, comme on dirait une Princesse en colline. »

Et la correspondance entre C et C est confirmée, dans le préambule d’abord par cette adresse :

« Vous – la plurielle revenue des ombres – êtes occupée dans des images qui agissent et se répètent… Puisque aussi bien la colline est un corps, le vôtre peut en répondre. Vous absorbez l’entière intimité de l’érotique du monde. »

Puis par cet aveu troublant :

« Elle se souvint d’avoir dit devant lui qu’elle aimait le jaune. » (Madame de La Fayette)

Ce dernier volume s’annonce singulier. La première de couverture choisie par le poète n’est pas tout à fait dans la continuité des précédents recueils. On est pourtant toujours dans l’art contemporain. Mais ici, en lieu et place d’une peinture abstraite, on a une présence. Une présence absente car il s’agit d’une robe blanche, privée de tête. Une belle et longue robe parcourue d’un ruban tressé. La robe d’une femme du XIXe siècle, vue de dos, Une image me vient aussitôt à l’esprit. Je pense à la « dame blanche ». Emily Dickinson. Or Emily Dickinson apparaît dans les dialogues du poète avec ceux et celles qui l’accompagnent tout au long de ce volume :


« J’ai la forte suspicion que les moments que nous n’avons pas connus sont pour vous les plus tendres. » Confie Emily Dickinson dans sa CorrespondanceCe qui rejoint peut-être cette réflexion sur l’écriture et sur la vie :

« On écrit ce à quoi la vie n’arrive pas, soit la phrase qui vous va. »

Pour en revenir à cette image, la robe occupe une partie du paysage, un paysage de superpositions de livres-sculptures immenses, posés à l’orée d’un bois. Le fantôme, car la femme sans tête évoque le fantôme, semble se déplacer sur une jonchée de feuilles ou de lianes, un entremêlement de peaux ou d’écorces, peut-être. Je retourne le livre et je lis : Atelier Anselm Kiefer. La silhouette blanche fait partie des œuvres de l’artiste allemand, Les fantômes de l’histoire. Et l’atelier dans lequel apparaissent ces fantômes est celui de son ancienne résidence de Barjac, dans le Gard. Cette image imprime d’emblée à mon esprit de lectrice une impression de mystère mêlée à un sentiment de passé. Et même de mort. Quelque chose a été vécu, une histoire d’amour, peut-être celle d’une rencontre qui s’est évanouie avant que ne se réalise l’amour, laissant place à une forme de tristesse, de chagrin subtil inscrit sous la peau. Un passage. Un effacement lent, un éloignement, une séparation. Ainsi pourrait se définir le livre :

« Ce livre serait le revenant et le guetteur, l’accroche des mouvements dans le temps des robes peintes ou réelles » 

C’est aussi ce qui se lit dans ce dernier recueil, qui donne toute sa place à l’entretien dialectique. Un échange parlé à plusieurs niveaux : celui du narrateur avec la colline habillée en princesse de Clèves, et/ou avec ses interlocuteurs anonymes ; avec les auteurs dont les citations servent d’appui à sa réflexion. Alimentant les interrogations sur le langage et sur les images. Sur le rapport que le poète entretient avec ces différentes formes de présence au monde, de traces liées à la mémoire. Il interroge son rapport à l’art, notamment à la peinture et à l’image. En cela, le dernier volume des Juliau est plus complexe, me semble-t-il, que les précédents.

Le cheminement à travers J.19, extrêmement dense et riche d’une pensée exigeante, se fait en harmonie avec les apports extérieurs greffés sur le dialogue principal. Nicolas Pesquès ne part pas de rien. Ce qui se pense et s’écrit prend appui sur d’autres écrits antérieurs aux siens. Ce qui apparaît dès l’épigraphe empruntée à Roland Barthes va se poursuivre au cours du voyage à travers phrases (en caractère gras) et images et se compléter avec un nombre important de compagnons de route, complicités de partage. Depuis Pascal Quignard jusqu’à Robert Musil en passant par Mme de La Fayette, Anne-Marie Albiach, André Breton, Virginia Woolf, Agnès Rouzier - « une anti-Clèves » (à explorer) - Annie Ernaux, les critiques d’art et philosophes Jean-Louis Schefer, Jean-Christophe Bailly, Georges Didi-Huberman et tant d’autres encore, dont les noms et les titres d’ouvrages sont mentionnés dans le chapitre des « Notes ».
Dans le chapitre XXVII, le poète éprouve le besoin d’apporter un éclaircissement en forme de justification :

« Ainsi ai-je pris appui sur maintes citations pour aller vers des phrases au bout desquelles j’espère toujours que quelque chose aura lieu, une ouverture, un seuil, un droit de suite à ce que je viens de lire. Lire relance la machinerie, y injecte de la fièvre ; parfois l’extrait disparaît de lui-même parce que le texte est passé ailleurs […] ; ou bien encore il s’est noyé dans les phrases qui ne cessent d’avouer qu’on écrit que parce qu’on a lu et depuis ce qu’on a lu autant qu’avec ce qu’on voit et ce vers quoi l’on se dirige. Écrire étant une expérience qui, dans le meilleur des cas, intègre tous ces savoirs et toute leur obscurité, lourd bagage retourné en désir, et que le désir bouscule. »

Lire J.19 c’est mettre la pensée en marche de Nicolas Pesquès en résonance avec la pensée des écrivains de prédilection. C’est procéder à un élargissement de l’horizon de la colline. C’est lancer des passerelles entre le « visible et le discursif ». Mais pas seulement. En introduisant des citations empruntées ailleurs, en s’appuyant sur les phrases des autres, le poète espère relancer sa machine à écrire, « injecter de la fièvre » à ses propres phrases. Lesquelles procèdent des images et du désir qui les alimentent, les recréant à l’envi. Par l’entremise du corps. Or, c’est parce qu’elle a un corps que la colline suscite le désir d’écriture. Il suffit parfois de lui prendre la main, comme d’une amante, pour toucher sa présence. La colline a un corps, un corps sensible, ancré dans son espace naturel auquel elle est parfaitement adaptée. Et le genêt est son allié. Mais elle en a bien d’autres. La pente, le lièvre, le renard, les buses, la lune, la lumière, le jaune. Leurs zigzags. Et tous les assortiments de formes et de couleurs de Juliau. Ensemble ils reprennent place dans le paysage ainsi que dans le discours du poète. Omniprésente, la colline s’impose sous ses innombrables variantes dans des phrases brèves, énumérations nominales (souvent), ternaires ou quaternaires pour la plupart. Ces intrusions descriptives (à peine) ponctuent les interrogations et réflexions multiples que son existence suscite chez le poète. Outre qu’elles témoignent de la quête insatiable du poète, ces incrustations colorées et mouvantes peignent les changements, les écarts, les métamorphoses successives de la colline, ses moindres virevoltes et ses humeurs changeantes.


« Jaune irritant, colline impartageable, tableaux muets » 
« Le ravissement, d’image en image, de jaune en jaune » 
« Jaune retourné, genêt d’outre-fond. Les corps intriguent. »
« Herbe comme une boisson forte, jaune en majesté, jaune crucial et colline belle » 
« Jaune calme, jaune mordu, un jour entier de lièvre et de cailloux… » 
« Inclination de la pente, de la fourrure, du bleu qui rampe. » 

Et même : « Saule pleureur, colline souple, ventre meuble ».

Étrange intrusion ici du saule, car il n’y pas de saule sur le mont Juliau. Mais peut-être la présence de cet arbre est-elle annonciatrice de l’émotion qui s’exprime dans la phrase suivante :

« Les yeux touchent comme des doigts dans la nuit. »

Le poète travaille ainsi sur le motif minutieux - animal et végétal - qui introduit dans le recueil toute sa force poétique. La brièveté des vers, leur tournure, n’est pas sans évoquer une forme de haïku.

« L’herbe fétiche, le genêt fétiche, la fin du jour »
« La huppe souffle trois fois, le lièvre hésite, l’heure tourne » 
« Brouillage des cigales, brut baiser de pie, muret franchi » 
« P comme perdrix, zigzag du renard, mauve aux yeux ». 

Il serait possible de bâtir un cahier poétique avec ces seules variations sur la colline. Un autre cahier pourrait être constitué à partir des suggestions et des injonctions qui jalonnent le texte et proposent parfois une méthode, une marche à suivre :

« Le lièvre dans les bras, la foudre du « venez ! » 
« Exacerber une subjugation lectrice, faire revenir les horizons à nos pieds, nourrir notre énergie » 
« Ne déboucher que sur de l’incorporel » 
« Passer le muret, écrire ce qui arrive, repartir de l’image et avancer dans la fiction » 
« Écrire au fleuve, au devenir jaune » 

« Le buis, le lièvre, le genévrier » se suffisent à eux-mêmes, mais suffisent-ils à celui qui écrit ?

Il en est du désir comme des images. Il suffit parfois de quelques mots pour poursuivre la route, dans l’attente :

« Roncier hypnotique, voltes, mèche, regard de fée.
-Viendrez-vous ? »

Quant à moi je médite sur ces quelques phrases, qui parlent avec perfection de l’expérience que j’ai faite récemment devant les grandes toiles de Mark Rothko :

« Regarder ce qui se passe dans un regard, entrer dans les yeux comme dans la couleur d’un tableau ou le grain d’une image, aller au bout de la matière et à la limite de la sensibilité, ouvrir une possibilité de langage pour avancer encore… »

Merci, cher Nicolas. 

* La citation empruntée à Luc a été modifiée. Un peu.

ANGELE NB

 Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
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♦ Voir aussi sur → Tdf


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