Le karma de La Bête

Publié le 01 avril 2024 par Les Alluvions.com

En quoi consiste la past life regression de l'hypnothérapeute Trupti Jayin ? Le patient, installé confortablement dans un fauteuil, et après avoir exposé brièvement les raisons de sa venue, est amené  par la voix "suave" de Trupti dans un état de relaxation "suffisant pour le faire régresser dans son enfance et au-delà, dans ses précédentes "incarnations". Fouillant dans les tréfonds de sa mémoire, le patient prend conscience des fardeaux hérités de ses vies passées (karma) pesant sur sa vie actuelle et traite ainsi, par l'anamnèse, ses problèmes présents." Pour Emmanuel Grimaud, il importe peu de croire ou non à la réincarnation, à la réalité de ces vies antérieures : outre que le dispositif semble efficace dans la guérison de traumatismes et autres phobies, il constitue un observatoire passionnant de plongée dans les profondeurs de la psyché. A l'inverse du mouvement voulu par ceux qu'il appelle les "technologues de l'immortalité", les transhumanistes de la Silicon Valley et leur "course éperdue vers le futur", l'hypnose régressive témoigne "d'une course vers les origines, d'un retour à l'instant zéro". C'est à ce stade qu'il en appelle une nouvelle fois à la notion de vertige : "le vertige de la régression n'est qu'en apparence un repli. Si on remonte le cours de son embryogenèse, ce n'est pas pour s'y arrêter, mais afin de replonger dans un temps profond, un monde chaotique de possibilités, rebrousser les méandres de l'histoire, s'immerger dans des métavers qui ne sont pas devant mais derrière, autant d'univers qui nous ont préexisté, responsables de traits et de dispositions dont le sujet aurait hérité. L'humain rattrapé par ses vies antérieures serait la matière de ce livre."


Un peu plus loin, l'anthropologue parle de cinéma mental, et assure que le livre  "interroge la toute-puissance du régime cinématographique par un chemin de traverse : avec l'hypnose, le cinéma se replie à l'intérieur du cerveau et se fait cinéma profond." Et il conclut ce chapitre en affirmant qu'il "s'agit de découvrir de quelle puissance de résistance ou d'émancipation nos cinémas intérieurs sont porteurs, quelles solutions techniques s'inventent collectivement."

Il se trouve que quelques jours après avoir lu Metavertigo, j'ai vu au cinéma Apollo le dernier film de Bertrand Bonello, La Bête. Film complexe, incroyablement dense, véritablement fascinant en ce que j'y retrouvais nombre d'éléments du livre d'Emmanuel Grimaud, et tout d'abord cette idée de régression vers des vies antérieures. Sauf que ce dispositif ne se situait pas dans l'altérité contemporaine de l'Inde mais dans un futur glaçant (2044) où les IA entreprennent de supprimer les affects des humains, en les obligeant à des séances de "purification" de l'ADN. Il n'est pas anodin de retrouver une nouvelle fois le mot de "vertige" dans la note critique de David Ezan dans le magazine La Septième Obsession :

"Il y a presque vingt ans, Bertrand Bonello filmait Asia Argento dans un court-métrage dédié à l'autoportraitiste Cindy Sherman (CINDY, THE DOLL IS MINE 2005). L'actrice brune se photographiait alors elle-même travestie en blonde, prête à incarner d'autres vies que la sienne ; en un visage d'actrice et un jeu de montage, le film disait déjà tout le potentiel créatif du cinéma. C'est peu ou prou le même vertige qui saisit dans LA BETE, à l'échelle d'un projet fou : raconter les vies antérieures de Gabrielle, qui se replonge en 1910, puis 2014 afin d'y exorciser les traumatismes vécus alors. C'est que nous sommes ici en 2044, à l'heure où l'on exige que les êtres humains se purgent de leurs émotions."

La Bête, avec Léa Seydoux.


Dans l'entretien entre David Ezan et Bertrand Bonello reproduit dans le magazine, le premier déclare que "la musique est le dernier bastion émotionnel du récit", signalant que lorsque Gabrielle entend Evergreen de Roy Orbison, elle pleure immédiatement. Un peu avant, Bonello avait cité une phrase de Robert Bresson, qu'il disait aimer beaucoup : "L'oreille va davantage vers le dedans, l'oeil vers le dehors.", et ajouté : "L'oeil ne dépassera jamais ce qui est sur l'écran, tandis que l'oreille..."