Chantal Dupuy-Dunier, Parenthèses
Éditions Henry / Écrits du Nord, 2023)
Lecture de → Gérard Cartier
Chantal Dupuy-Dunier Source photo
Rites de passage
Certains recueils sont de l’ordre des rites – de ceux qu’on a de tous temps voués aux grands passages de l’existence. Quand ils naissent d’un deuil, ils font plus que le sanctifier, plus qu’assister qui en est frappé : ils nous aident, nous lecteurs, à affronter nos propres épreuves, et notre impermanence. Quelques livres, écrits dans le vertige d’un amour précocement arraché, ont ainsi marqué durablement notre époque – Du mouvement et de l’immobilité de Douve, par exemple, ou Quelque chose noir. Pour n’être pas lestés de cet inadmissible, les recueils écrits en mémoire de parents disparus, en donnant voix au chagrin, en nous remplaçant si nous avons manqué, n’en sont pas moins troublants.
→ Parenthèses est le livre de ce double deuil.
Chantal Dupuy-Dunier, qui dit n’avoir pas su dans l’occasion trouver les mots pour dire la perte, y revient des années plus tard, dans une composition en diptyque : Passe, impair et manque, sous-titre où, sous le jargon des cartes, qui rappelle que nos vies sont filles du hasard, on entend Passe un père, et manque ; et un explicite Laisse de mère. Ce ne sont pas des thrènes, mais des pages de carnet aux notations rapides, de brefs poèmes « couchés sur le papier dans l’urgence », puis au fil des jours, dont elle fait une cérémonie retenue, sévère, modeste, nécessaire.
De ses parents disparus, de ces deux parenthèses dans le néant, nous saurons peu de choses, mais ce peu est tourmenté. Un père issu de la campagne, assez brillant pour se faire ingénieur, bientôt happé par la folie, interné, soumis aux électrochocs, longtemps absent au monde et à sa famille, avant de trouver un apaisement tardif. Une mère dont les années sont scandées par les deuils précoces et les abandons, qui fait face sans faillir. Ces événements douloureux, seulement évoqués, colorent légèrement le recueil, lui impriment le sceau de la réalité sans l’arracher à l’universalité. Ces deux vies, moins minuscules que d’autres sans doute, mais à quoi l’on peut s’accorder, ces deux vies à peine individualisées valent pour toutes.
La section en mémoire du père est très singulière. Ce qui impressionne, chez Chantal Dupuy-Dunier, c’est son matérialisme absolu. Nous sommes chez Lucrèce. Il n’y a pas, dans cette opération de deuil, la moindre transcendance – ¬ pour autant que quelques images figées, des émotions presque aveugles, des paroles du passé qui subsistent en nous, ou qui font résurgence dans l’écriture, ne relèvent pas d’une sorte de transcendance à usage personnel. Son imagination s’attache au corps sans vie, enfermé dans des « parenthèses en bois », livré à la consomption, s’effaçant au fil des saisons. Cette inspiration noire, qui relève d’une longue tradition (qu’on pense aux transis sculptés sur les dalles ou aux vers sépulcraux de Chassignet), s’incarne pourtant dans une forme très tenue, loin de la prolifération d’images qu’appelle chez d’autres ce sujet.
Trois mois déjà.
Là-haut, ton corps se dissous petit…
Autour du cimetière,
quelques bourgeons osent esquisser le printemps.
À l’intérieur, des cyprès ponctuent les tombes,
hautes bougies votives.
Les vœux formés en ces lieux ne se réalisent jamais,
ils se dissolvent avec les corps.
La mort prélève hanches, cuisses et sexe,
artères et cœur,
comme un boucher.
Quant à la mère, qui est montrée « malade de l’ultime maladie », se délaissant peu à peu, se desséchant, puis s’éteignant seule, sa mort requiert un tout autre registre. Sa fille, en effet, se voit privée de cette amère ressource de l’esprit, l’imagination. L’incinération, violente, rapide (« On préfèrerait […] la lenteur d’un bûcher, / des rites de passage »), l’a réduite à presque rien, à « la plus petite des matriochkas » : une urne posée sur une tombe, qui dissuade d’aller y honorer celle qui n’y est pas, qui trouve son vrai tombeau dans ce livre…
Sur ton sable :
des lettres froissées,
des objets morts.
Les morceaux de verre dépolis
voisinent avec un collier décapité,
la nacre de coquillages écrasés
et trois bagues coupées.
Ces anneaux tenaient tes doigts,
se souvenaient d’un lien.
Naufrage de tout ce que tu aimais.
Épave rejetée sur le rivage,
ma mère.
…lequel finit sur cette leçon, commune à tous, mais que tous ne s’avouent pas : « Depuis ta mort, / je n’ai plus jamais été enfant. »
→ Gérard Cartier pour Terres de femmes
Voir aussi Chantal Dupuy-Dunier sur → Tdf