Cécile Wajsbrot, Plein ciel,
Éditions Le Bruit du Temps 2024
Lecture d’Angèle Paoli
Photo : Christian Thiel © Imago images
« Dans l’infini du ciel »
Plein Ciel. Je reviens au dernier « roman » de Cécile Wasjbrot que j’ai lu d’une traite et dont remontent par instants des bribes qui m’obsèdent. Il en est toujours ainsi avec les différents ouvrages de cette autrice qui sédimentent dans ma mémoire, laissant s’effilocher ici et là des strates de leur empreinte indélébile. J’essaie de me souvenir, de rassembler des lambeaux comme la romancière le fait elle-même dans la recherche de détails qui vont constituer son livre. Car la mémoire chez Cécile Wasjbrot est un élément fondamental et fondateur de son écriture. De sa recherche.
Je me souviens d'avoir longuement médité, avant d'ouvrir le livre, sur la photo de couverture, un large cercle sombre, parsemé de confettis et de minuscules traits blancs, pris dans un mouvement ininterrompu à l'intérieur du cercle, avec quelques échappées à l'extérieur. J'ai tout de suite compris que la photo était une représentation du cosmos. Et qu'elle avait donc un lien étroit avec le ciel. Ce qui m'a été confirmé, plus tard, par le texte de la jaquette. Illustration de couverture: « Débris spatiaux en orbite basse autour de la terre. La taille des débris a été exagérée pour les rendre visibles à cette échelle. Image© ESA (Agence spatiale européenne) ».
Je me souviens que Cécile Wasjbrot a emprunté le titre de son livre à Victor Hugo. Plein Ciel. Peut-être aux Contemplations, mais je n’en suis plus si sûre. Ou alors à La Légende des Siècles. Je me souviens aussi qu’elle est obsédée par une femme qui suit comme elle les photos, vidéos et documents rassemblés dans un musée. Une exposition consacrée aux accidents d’avions. Carcasses cockpits débris catastrophe. L’une et l’autre s’entraperçoivent, se regardent, s’éloignent puis se rapprochent. Elles semblent chercher quelque chose, ou quelqu’un ; des indices, de nouveaux documents ou/et photos autour d’un crash terrible mais ancien. Le crash d’un avion AIR France. Dont la date connue s’est ancrée dans ma mémoire. 1961. Mai 1961. Peut-être le 6 ou le 7. Cela n’a plus aucune importance, à un jour près. Sauf pour qui enquête, plongé(e) dans la recherche de documents anciens et de renseignements susceptibles d’apporter des précisions. Autour de ce crash, qui a fait un nombre important de victimes, plane un mystère. Celui qui entoure les causes de la catastrophe. Un mystère qui n’a toujours pas été totalement élucidé, malgré tous les moyens que le progrès a mis à notre disposition. Ou que l’on a voulu garder secret. L’avion semble avoir explosé en plein ciel et il s’est écrasé dans le désert africain. En Algérie ? Un attentat? Peut-être. Historiquement, cela n’a rien d’impossible. Y avait-il une bombe à bord ? L'avion a-t-il été attaqué depuis le sol ? Ces deux interprétations ne semblent pas convenir. Dans mon souvenir de lectrice, elles ont chacune leur contradiction. Ou leurs restrictions. Il a été émis l’hypothèse d’une erreur de tir. Une erreur française. Un missile qui aurait quitté sa trajectoire. Destiné à l’Algérie ? Une erreur, vraiment ? Le doute persiste. Il me semble me souvenir qu’à bord, parmi les passagers il y avait une personnalité africaine… De quel pays ? Un haut dignitaire ou un membre du gouvernement africain. Où allait-il ? Tout cela est bien flou dans mon souvenir, je dois le reconnaître.
Mais pourquoi donc la narratrice s’obstine-t-elle à retourner aux sources, à se perdre en supputations, à ne pas pouvoir se délester de cette énigme ? Il semble que l’autre femme, « la femme sans âge », spectatrice comme elle des photos exposées, soit dans la même démarche qu’elle, la narratrice. Elle qui se dit si seule (c’est ce qu’il me semble, d’un récit à l’autre, cette solitude d’elle, la narratrice ou l’autrice, ou les deux, ensemble, indissociables l’une de l’autre), soudain ne l’est plus. Elles sont deux qui ne parviennent pas à se détacher des images qui leur sont proposées. S’agit-il du même crash ? Il y en a tant. Peut-être. Et elle, « la femme sans âge », que cherche-t-elle à retrouver du crash de 1961 ?
Elle cherche quelqu’un. Quelqu’un qu’elle a connu enfant. Une femme, grande voyageuse, peut-être était-elle hôtesse de l’air. La « fée des voyages » - c’est ainsi qu’elle la nommait enfant- revenait toujours avec un souvenir, un cadeau pour la petite fille qu’elle était alors. Cette femme, qui disparaissait pendant de longues périodes et réapparaissait alors qu’on ne l’attendait plus, l’enfant, elle, l’attendait. Non pas tant pour les cadeaux que pour les récits admirables qu’elle rapportait dans ses bagages et qui la faisaient rêver. Un jour, cette femme n’est plus revenue. Elle a été engloutie par le désert et c’est elle que l’adulte recherche, elle dont elle essaie de retrouver la place, la marque, l’empreinte dans les photos. « La femme sans âge » ne cesse d’attirer, d’aimanter, le regard ou la silhouette de la narratrice. Elles continuent de se frôler tout en s’évitant. La narratrice voudrait s’approcher d’elle, oser l’interrompre et l’interroger. Mais elle n’ose pas. Il le faudra bien pourtant. Pour quelle raison, d’ailleurs ? Afin de faire avancer le récit. Afin que la narratrice puisse donner corps à sa « mission ». En effet elle se sent investie d’un souffle supérieur, qui la dépasse et la guide dans le même temps.
Ainsi confie-t-elle : « Mais peut-on, faut-il lutter contre l’attirance, la tentation ? Je me sens appelée par cette femme sans âge qui fixe un instant du passé. Parce qu’elle a une histoire et que je suis là pour la raconter. C’est ce qu’on m’a demandé. »
En tous cas, dans Plein Ciel, elle est là, cette absente, cette « fée » envolée, disséminée dans les airs. Elle revient dans le récit, image passée, déteinte et néanmoins toujours vivace comme une broderie, un leitmotiv semé comme un caillou dans les strates du texte. De page en page. C’est peut-être grâce à elle que le récit progresse. Que la narratrice se construit, reconstruit, après cette perte, cette disparition. Qu’elle progresse dans sa « mission »:
Quoi d’autre ? Il y a bien d’autres choses intéressantes dans ce roman. Des subtilités, des pépites. Beaucoup d’autres choses dans cette fiction qui n’en est pas totalement une puisque le crash a bel et bien eu lieu. Il y a un chœur, dans ce récit. Un chœur antique constitué de voix anonymes qui questionnent et répondent sans que l’on sache qui parle à qui. Qui brouille un peu les pistes comme il arrive dans les échanges d’opinions, souvent approximatifs, souvent cacophoniques. Il y a aussi un coryphée. À qui a été confiée la « mission ». Celle de faire circuler le récit. De remettre un peu d’ordre dans l’échange du chœur antique, de reprendre à son compte ces voix qui circulent, interrompent le cours des événements sans le faire avancer, proposant et alternant interrogations et répons. Pour cela, il est nécessaire que le coryphée sorte du chœur. L’écouter mais s’en détacher. C’est cela sa « mission » : assumer sa responsabilité.
« Je fais le lien, je relie le nombre et l'unité, le collectif et l'individuel, l'un et l'autre. Je mets en relation des êtres qui autrement s'ignoreraient. Je bâtis ses ponts entre le lieu où on est et le lieu d'où on vient, entre le lieu où on est et le lieu où on va. Vous êtes là, devant moi, et je vous demande où vous allez afin que les autres le sachent…»
Il y a encore autre chose. Une autre originalité. La narratrice joue, me semble-t-il, avec la corde temporelle passé présent futur. Car Cécile Wasjbrot ne se satisfait pas d’une chronologie ordonnée et suivie. Non. Elle cherche à son récit d’autres alternatives à l’axe du temps. Son idée est de construire un roman sur d’autres bases que les bases classiques, ordinaires, auxquelles nous tenons tant. Sur lesquelles il est si aisé et si confortable de se laisser emporter. Ainsi quelle n’est pas ma surprise de voir se glisser, comme dans le recueil poétique de Florence Trocmé, → P’tit Bonhomme de chemin, des éléments extérieurs au récit principal. Des sortes d’élargissements, de documents annexes. En réalité ces documents, ces « marginalia », ont tous quelque chose à voir avec le récit principal. Avec les avions, avec le ciel et les oiseaux, avec le désir immémorial des hommes de voler. Il doit y avoir un récit concernant Icare, bien sûr. Et même Phaéton. L’un s’écrasant dans la mer, l’autre sur terre. Des histoires d’envol et d’élévation suivies de chute mortelle. Des histoires d’innocence perdue. De retour en arrière impossible. Des histoires qui continuent malgré l’âpreté des temps de bercer notre nostalgie. La mienne, en tout cas.
Je sais que cet aspect structurel du roman m’a passionnée. Qu’il continue de me tarauder. J’entends d’ici les détracteurs de ce genre de recherche s’écrier que oui, bien sûr, c’est intéressant, mais ça ralentit le récit, on perd le fil et ce que cherche avant tout le lecteur pressé de connaître la suite de l’histoire, c’est d’aller à l’essentiel et non de détourner son attention en l’embarquant dans un labyrinthe interminable. Pourtant, ici, rien n’est gratuit. Tout se tient. Le puzzle se reconstruit sous nos yeux, pièces après pièces. Patiemment. Et cette construction combine à la fois lenteur et excitation. Ce qui est rare. Et c’est ce que j’aime quand je lis Cécile Wasjbrot. Je sais que je ne serai pas déçue.
Je peux vous montrer. On peut en faire l’expérience. Là, tout de suite.
J’ouvre le livre au hasard. Voyons !
P.78 :
« J’aurais voulu le raconter à cette femme et voilà que je parle à des silhouettes invisibles et vides, silencieuses. À personne. Mais le besoin de parler est plus fort. C’est un matin, à 11 heures 08 précises. Non seulement je clique sur la flèche en forme d’avion mais je rédige un message, quelques mots – j’aurais souhaité avoir des détails sur l’accident du vol AF406 Brazzaville-Paris le 10 mai 1961, ayant perdu une personne proche dans cet accident. Des mots neutres, presque froids, mais que j’inscris le cœur battant. Un autre clic. Envoyer. À 11 heures 10 je reçois un mail du BEA, no reply, nous avons bien reçu votre message, nous vous répondrons le plus rapidement possible. Sur le moment je crois à ce message, et à ses deux parties. Nous vous répondrons. Le plus rapidement possible. »
Ceci est un exemple, mais il y en a tant d’autres. Comme ces nombreux et très variés décrochages du récit principal, tous plus passionnants les uns que les autres. En intégrant des récits annexes à celui de l’enquête sur le crash de 1961, Cécile Wasjbrot prend soin de mettre en italiques les titres qui renvoient à d’autres œuvres que la sienne. Titres et noms de créateurs, peintres réalisateurs musiciens vidéastes… dont l’on retrouve la liste à la fin du livre sous la rubrique « Sources ». Laquelle se répartit en trois sections : Les œuvres/ Les articles/ Les sites Internet. Le récit offre ainsi un large éventail de témoignages et d'écritures, du plus ancien au plus contemporain.
Ainsi, par exemple, peut-on opérer un regroupement autour de l’oiseau :
Buffon, Sur la nature de l’oiseau/ Byung Hun-Min, Des oiseaux/ Masahisa Fukase, Ravens/ Clément Janequin, Le Chant des Oiseaux/ Selma Lagerlöf, Le Merveilleux voyage de Nils Olgersson / António Lobo Antunes, Explications des oiseaux/Frans Snyders, Le Concert des Oiseaux/ Tarjei Vesaas, Les Oiseaux…
Encore cette liste n’est-elle pas complète car il faudrait y ajouter Giotto et sa fresque de Saint François d’Assise parlant aux oiseaux, « conformément à la scène décrite dans les Fioretti » ; épisode qui vient s’intégrer au fragment consacré à la peinture flamande du XVIIe siècle.
En réalité ces décrochages permettent de nouvelles approches et de nouvelles lectures. C’est donc une circulation infinie, à entrées multiples. Tout en écrivant, j’écoute Gloria Gaynor chanter I will survive. I will survive, un autre motif qui émaille le livre. Où l’on retrouve l’artiste de renommée internationale Hito Steyerl, associée à la toile du peintre Turner, Le Bateau des esclaves :
« Le tableau de Turner saisit le moment où les malheureux commencent à couler. La perspective est décentrée, écrit Hito Steyerl, il n’y a pas de ligne de fuite, pas de ligne d’horizon claire, tout est brouillé, incurvé, bien sûr le soleil est là mais son image est éclatée, diffractée – comme les corps épars des esclaves jonchant la mer… »
La seule difficulté, c’est que la rubrique « Sources » ne donne pas les folios. C’est à la lectrice de partir, crayon en main, au repérage. Un travail de patience qui doit effleurer celui d’archiviste. Mais la romancière en est une et elle invite patiemment à la suivre. À se glisser dans sa méthode. Lecteur pressé s’abstenir. Ou encore, lecteur qui s’en tient à la seule « histoire », au compte rendu de l’événement, de la tragédie, de l’immédiat. Il y a un plaisir irrépressible à suivre la romancière dans les méandres de sa pensée et de sa création.
Et la clé de l’histoire dans tout cela ? Il y a dans Plein Ciel autant de clés que de lectures possibles. Parmi les clés qui s’offrent à nous, il y a celle de la solitude. « Savoir que quelqu’un d’autre a cherché », s’est attelé à dialoguer – « la femme sans âge » et le « coryphée », la lectrice -, à déchiffrer dans le cheminement de la lecture – apporte peut-être un réconfort. Comme un signe partagé qui vient interroger la solitude.
« Qui suis-je ? Quel rôle ai-je joué ? Le chœur s’est dispersé et les voix se sont tues - celles qui parlent ensemble, celles qui parlent seules. Qui disent nous, qui disent vous, ou disent je. Dehors il fait nuit, une nuit accueillante. Si les oiseaux dorment depuis longtemps, les gens s’attardent sur les terrasses, se promènent dans les avenues. Il fait doux, le monde semble s’être retrouvé – ce sera bientôt l’été. »
« Dans l’infini du ciel », une note finale souriante pour un roman grave et exigeant. Puissant et magnifique.
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Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
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♦ Voir aussi sur → Tdf