Le mode d'action typique de l'attracteur étrange : un thème vous obsède depuis très longtemps, vous ne cessez d'en répertorier les apparitions de loin en loin, et puis soudain c'est l'explosion, la supernova, le brusque étoilement des coïncidences, jusqu'à ce que l'onde de crue s'apaise et que le monde se replie dans l'ordinaire des jours. Ainsi du vertige, motif central, majeur pour moi, qui s'exalte à la découverte de cet essai de l'anthropologue Emmanuel Grimaud, Metavertigo, qui sonne comme du Hitchcock transcendé. Le sous-titre est éloquent, il enfonce le clou : Vertiges de l'humain augmenté par ses vies antérieures. Et puis voilà qu'un film en répercute l'écho : La Bête de Bertrand Bonello. Les vies antérieures, le vertige y trouvent place. A-t-on atteint le climax ? Non, voici que peu après un livre m'échoit. Je ne l'ai pas choisi, celui-ci. C'est F. , un des détenus de la centrale de Saint-Maur que j'accompagne dans le cadre de Lire pour en sortir, qui l'a retenu dans le catalogue : Tant que le café est encore chaud, du dramaturge japonais Toshikazu Kawaguchi. Un best-seller au Japon, vendu à près d'un million d'exemplaires, traduit dans trente pays. Le genre d'annonces qui ne me fait ni chaud ni froid. Je ne le connaissais pas du tout, et sans doute ne l'aurais-je jamais lu sans la décision de F.
De quoi s'agit-il ? Eh bien d'un petit café, le Funiculi Funicula, perdu dans une ruelle de Tokyo, et qui ne devrait guère séduire le chaland car il est situé au sous-sol et qu'il est sans fenêtre. Sauf qu'on raconte qu'il est possible d'y retourner dans le passé, le temps de la dégustation d'un café. Attention, si vous ne quittez pas la place avant que le café soit complètement froid, vous deviendrez un fantôme. Ce n'est là qu'une des règles qui régissent le lieu. Il faut savoir aussi que même si vous retournez dans le passé avec succès, le présent ne s'en trouvera pas changé pour autant. A quoi bon alors ? C'est la question que se pose chacun de ceux qui tentent l'expérience. Sans pour autant que cela les retienne d'essayer.
On voit bien sûr le lien avec Metavertigo : il s'agit là aussi de régression dans le passé de la personne. Ce n'est pas l'hypnose ici qui conduit le patient, mais un dispositif très précis, une chaise (pas n'importe laquelle, celle qui est occupée presque en permanence par une femme vêtue d'une robe blanche et lisant un livre (le voilà notre fantôme, il faut attendre qu'elle aille aux toilettes pour prendre sa place)), un café versé lentement avec une bouilloire en argent.
"Un filet de vapeur s'éleva de la tasse pleine. Kei eut la sensation qu'elle-même ondulait. D'un coup, son corps devint léger et le paysage autour d'elle se mit à défiler de haut en bas, comme des images en stéréoscopie.
Normalement, Kei aurait réagi comme une enfant dans un parc d'attractions et ses yeux se seraient mis à briller. Mais elle n'était pas en état de s'émerveiller, malgré la magie de l'expérience.
Elle s'apprêtait à rencontrer son enfant, grâce à la chance unique que lui offrait Kazu. Se laissant aller à la sensation de vertige, elle repensa à son enfance." (p. 298, c'est moi qui souligne)
Dans chaque plongée dans le passé, le vertige est associé. Comme dans l'expérience hypnotique, les sensations corporelles sont modifiées. Nous sommes ici dans une pure fiction mais tout fonctionne comme dans la réalité d'une séance. Et certes, comme promis, le présent n'en est pas affecté, mais quelque chose néanmoins a changé, et c'est le "coeur des hommes". La réalité est la même, mais la façon de la regarder, de l'envisager, de la comprendre a évolué. Ainsi comme la séance d'hypnose permet parfois la résolution de traumas, l'échappée hors des phobies, ce bref retour dans l'hier permet aux personnages du roman de Kawaguchi de vivre mieux par la suite.
On ne trouve pour ainsi dire aucune analyse critique de ce livre. Les best-sellers ne déclenchent pas de passion herméneutique. Je me suis tout de même posé une question que je n'ai vu posée nulle part : pourquoi ce nom de Funiculi Funicula ?
La réponse m'a surpris : rien à voir avec le Japon, il s'agit d'une chanson napolitaine, Funiculì funiculà,
dont la musique fut composée par Luigi Denza en 1880 sur des paroles du journaliste Giuseppe Turco. Une chanson publicitaire écrite pour commémorer l'inauguration du funiculaire du Vésuve qui avait eu lieu un an plus tôt. De multiples chanteurs l'ont interprétée, dont Luciano Pavarotti :
Aucun écho à cette histoire dans le roman. Mais continuons : la chanson a été adaptée en français par Armand Silvestre en 1889, avec le titre L'amour s'en vient, l'amour s'en va (voir sur Gallica). Mais les paroles de Silvestre n'ont rien à voir avec l'original.
Une autre chanson, avec le même titre, créée par Paul Misraki et Claude Marcy, fut chantée par Jeanne Moreau en 1953.
Le premier enregistrement de Jeanne Moreau fut celui d'une autre chanson du duo Marcy/Misarki, J'ai choisi de rire, qui prenait place dans la pièce L'heure éblouissante, jouée donc en 1953. Robert Kemp en donnait une critique élogieuse dans Le Monde du 19 janvier :
"Je ne sais vraiment pas si la comédie de Mme Anna Bonacci - adaptée de l'italien par M. Albert Verly et dialoguée par Henri Jeanson - est aussi éblouissante que son titre le promet. Mais deux tableaux sur quatre l'ont été hier au soir grâce à deux jeunes comédiennes extraordinaires : Suzanne Flon et Jeanne Moreau. Nous connaissions bien leurs talents, faits de dons naturels et d'un instinct presque infaillible ; et leur passé, si court, nous les a rendues chères. Elles se sont surpassées. Y a-t-il eu entre elles an match, un duel, une course d'obstacles ? Je les classerais ex æquo. Mlle Jeanne Moreau a joué avec une virtuosité, une féminité et soudain une émotion secrète qui évoquaient la gracieuse, fière et pétulante maîtrise de Madeleine Renaud, Suzanne Flon, gênée par la grippe, ou par une laryngite légère, a montré une pénétration psychologique, une intensité d'expression, une " grandeur " de jeu qui, par éclairs, touchaient au tragique. Double émerveillement ! Si l'Heure éblouissante peut conserver cette interprétation elle en a pour longtemps. Elle est une " curiosité " dramatique."
Or - malignité de l'attracteur étrange - il se trouve que cette pièce, L'heure éblouissante, est présentée en ce printemps par la compagnie de la Vieille Prison, à Châteauroux. L'information m'a été transmise récemment par l'un des acteurs, Arnaud de Laitre, avec qui je dois jouer cet été dans Moby Dick.
Arnaud y doit incarner le capitaine Achab...