Daniel Morvan, Quitter la terre, Le Temps qu’il fait, 2024,
Lecture de Marie-Hélène Prouteau
Quitter la terre, est-il titre plus simple et plus ample à la fois ? Le recueil de Daniel Morvan place la parole poétique sous un double signe, l’expérience de l’irrémédiable dans le rapport au monde perdu d’une enfance paysanne et la charge d’énergie merveilleuse du rêve qui est la marque singulière, si nettement reconnaissable de son écriture :
« Ce sont des objets qu’on ne verra plus
la blague à tabac toute molle quand elle se vide
d’odeurs de poche et de tiède sueur
le carnet qu’un garçon tient contre lui pour ne pas oublier
les premiers mots du premier poème
pour toujours envolé et perdu maintenant
comme le tracteur en bouchon de liège
fabriqué de ses mains
désormais le temps est au rêve »
En ouverture du recueil, la vision du père au milieu de ses rangées de fraisiers, dans le tressaillement de la revenance, Hervé, petit paysan du nord Finistère. Le ton est donné dans une veine très proustienne. Comment Daniel Morvan choisit-il de faire apparaître son Combray ? Écrire pour retrouver ce qu’il nomme son « parler intérieur », cette voix des morts, le père, sorti du silence ou sa « fantôme favorite », sa fille émergeant du brouillard automnal de la Loire. Celle à qui est dédiée la quatrième partie, « Le jeu des étoiles », sublime tombeau pour « Mathilde en juillet ». Écrire un vaste poème à la recherche de son monde perdu. Monde perdu de la terre et des paysans des années 60, absorbé par la logique mortifère et cannibale du toujours-plus, au nom du sacro-saint progrès.
Les objets, dit Proust dans Contre Sainte-Beuve, ont l’extraordinaire pouvoir d’engranger des présences invisibles :
« Chaque heure de notre vie, aussitôt morte, s’incarne et se cache en quelque objet matériel. Elle y reste captive, à jamais captive, à moins que nous ne rencontrions l’objet. À travers lui, nous la reconnaissons, nous l’appelons et elle est délivrée ».
Cette vie captive, le recueil de Daniel Morvan la déploie magnifiquement à travers les objets simples, prosaïques du monde de l’enfance d’abord puis de l’âge d’homme. Tel le petit tracteur en liège. Les graines de chou-fleur précieusement récoltées et conservées - Monsanto n’a pas encore sévi. Le « formica formicae », malicieusement décliné en pseudo latin, de la cuisine de ferme qui fait resurgir la figure touchante de la mère récitant des vers de Hugo ou fredonnant Tino Rossi. Les « frondes dans l’air de Kerdrenan », ces jeux d’enfant que le garnement fugueur préfère aux devoirs imposés par cette mère si attentive à sa réussite scolaire.
Quatre parties composent le recueil ; « Les longs sillons », « Talus bahut », « Sous la lune citron pâle », « Le jeu des étoiles ». Dans l’épaisseur d’une existence, le poète retient les « nœuds de vie » capables de toucher au plus universel du sentiment qui nous constitue tous. Ainsi, le trajet de l’école à pied à travers la campagne. Qu’est devenue la « petite fille aux yeux d’averse » que Daniel avait charge d’emmener, se demande-t-il, cinquante ans plus tard, « touchant le cœur noir de sa désertion ». Ainsi, le départ pour l’internat du collège, dans le chagrin de la séparation, sans « jamais d’étreinte virgilienne au départ de la ferme / pour la ville - la seule émotion vraies les larmes de mère ». Il y a aussi le poids de la douleur si prégnante du père, « réfractaire à la religion productiviste », âme insoumise finalement écrasée, comme le montre le coup de folie d’Hervé, prêt à tout faire sauter au Butagaz. Aveu bouleversant du poète que cette mention de la tentative de suicide paternelle faite sur sa page pour la première fois : « marquer ça sur la feuille je n’aurais pas cru pouvoir le faire ». « La ferme » fut trop longtemps synonyme de « se taire », jusque dans le mur de silence de la douleur. L’impression consolante vient de la langue de Daniel Morvan, incomparable mélange d’humour doux-amer associant la sentence latine taedium vitae au trivial « Butagaz » :
« le taedium vitae : tu vois mon père que ça valait la peine / d’apprendre le latin elle a cette tête la tristesse / cette gueuse de bonbonne bleue de treize kilogrammes ».
C’est ici l’émotion qui est première, aux antipodes d’un discours spéculatif sur la mort des campagnes.
Il y a le mal-être de l’étudiant Morvan qui, ayant réussi le brillant concours de l’École Normale Supérieure, ne se sent pas à sa place dans la caste des nantis des lettres, se voyant plutôt en « Barbare de l’Armorique » ou en « zopiok », concentré burlesque de yak et de zébu. Clins d’œil à Michaux qui s’y connaît en êtres bizarres et en identités clivées ? Le fils d’Hervé Morvan, sorti de sa campagne, « pulls-over tricoté mère », en a ressenti les humiliations. Le beau poème « Des frayeurs » évoque ces peurs, d’être trahi par son accent terrien, de parler breton – « valait mieux pas la parler / pour vaincre dans la langue des vainqueurs ». Ses « peurs bleues », ses peurs sociales. N’oublions pas combien, à l’époque, la honte du mot « plouc » était accolée à « être Breton ». Mais celui dont la mère récitait Lamartine et qui lui a secrètement transmis le vœu d’attester de la vie paysanne tenait d’elle que rien n’est plus haut que de chanter « ceux qui ont dépierré le champ avant nous ». Là fut peut-être une appartenance, dans l’idée de réaliser le souhait maternel.
Car Daniel Morvan ne s’est pas senti de l’entre-soi intellectuel parisien. Il le dit en restituant malicieusement le spectacle d’un discours officiel et en détournant et parodiant la grande pompe : « Vous êtes l’élite de la nation dit le directeur Francis Dubus ». Le rire qui dépouille les grandeurs d’établissement est souvent là. La gravité aussi quand le poète évoque le documentaire qui a recueilli les « mots mémorables /dernières balles jetées sur la toile cirée avant la reddition » d’Hervé. Vibrant hommage poétique à la lutte du père contre les diktats productivistes pour maintenir le battement de cœur de la terre, au combat de sa mère, hommage à Christiane préposée à préserver la part invisible, l’humble soin des bêtes, ses poules et le petit veau à peine né.
« Quitter » est à ce prix de séparation, d’arrachement aux lieux et aux êtres aimés. Car qu’est-ce qui se joue dans l’expérience subjective de quitter ? Sinon la peine d’être « séparé » de ceux qu’on aime. Ceux qui ne font pas d’études, qui n’ont jamais passé le Bac. La peine de « se diviser » en une difficile identité. Cette vérité du « quitter », Daniel Morvan l’a éprouvée dans sa chair, comme une brûlure, comme une déchirure, comme une mutilation. Legs de douleur, du corps et du cœur, transmis à leur insu par ses parents : « La campagne serait ce qui se quitte pour toujours / l’espace même du plus jamais ».
Mais il y a loin de quitter à être quitte. L’enfant qui fabriquait son tracteur en bouchon de liège demeure en lui. Dans Quitter la terre, le poète paye sa dette à l’égard des siens, dont il reste un des leurs. Il choisit de le transfigurer dans et par les mots : « désormais le temps est au rêve / aucune des tâches de la terre / ne réclame ta présence ». Il réconcilie, par la grâce du poème, ses deux « côtés », restant fidèle à « l’enfant des campagnes » qui, pour faire plaisir au grand-père, inventait un premier poème et, de l’autre, à celui qui découvrit avec éblouissement en khâgne « Char Bonnefoy Ponge Jaccottet ».
Comment dire poétiquement la disparition des gestes, des outils et des pratiques, « l’effacement » d’un monde perdu ? Comment dire l’inconcevable qu’est la perte d’un enfant ? La poésie de haute alliance avec la vie touche ici à l’élégie pure, poignante, toujours sans pathos, parfois fantasque ou radieuse. Ce qui frappe dans ce recueil, c’est la force d’incantation des mots disant le manque, l’absence, la disparition en silence. Et tout autant, en contrepoint, les mots lumineux ouvrant la rêverie, tels « Pierrot », « le mime », « les fées et valets ». Ceux-là mêmes qui étaient la tonalité poétique si forte du roman Lucia Antonia funambule dont j’ai parlé ici dans « Terres de femmes ». Les poèmes de ce conteur merveilleux qu’est Daniel Morvan sont des histoires d’une gravité et d’un onirisme inimitables.
Il fallait une forme souple, ample pour dire ce que le poète appelle « sa chanson brassant large ». « Litanie », « stances », « mélodie », « rhapsodie », « ode au chou-fleur », autant de références musicales mises en bouquet, Car le poète se saisit de tout, c’est un magicien paré des vertus de l’alchimie verbale. Capable de faire sortir de Kervoriou un « univers dans une tasse de thé » : « Combray sauvera tous les ploucs de la terre », lance-t-il, fièrement, en un mot d’ordre jubilatoire.
D’où la sensation d’être en présence d’un poème-arche capable de faire circuler les lieux et les êtres ; « un village modeste / à l’abri des cités et des grotesques ». Un « voyage d’hiver » dans le pays de Vaud où son fils Louis chanta les lieder de Franz Schubert. Un canal près de la Basse-Loire qui semble danser le moonwalk, selon Annie. Une lointaine journée de battage. « Les balançoires abandonnées devant la mer » – beauté de l’image ouvrant sur l’esprit d’enfance qui habite le poète. Ou encore la lumière fossile d’une étoile échangée par-delà la mort avec sa fille Mathilde :
« restent les astres qui clignotent
quand je les regarde je pense que vous aussi
les regardez écrivait à sa fille Madame de Sévigné
Le jeu des étoiles a toujours existé
c’est le seul auquel nous pouvons jouer avec les trépassés »
Le poète invente dans le recueil les jeux et variations sur le signifiant, il télescope la langue populaire et le parler châtié. Il mêle les langues, le français, le breton, l’anglais, le latin, l’allemand. Il prend des libertés avec le style : l’alternance du vers long et de la forme courte, le glissement pronominal du Je au Tu et au Il, la syntaxe brisée par courtes secousses, l’usage libre de l’italique, l’absence totale de ponctuation. C’est sa manière unique de faire flotter le sens et l’agencement des mots.
C’est la matière langagière du poème.
Daniel Morvan, en une superbe synthèse, la nomme sa « chanson terrienne ». Celle qui transfigure ce qui, de l’existence, s’éprouve de douleur et le transmue en le plus élevé, le chant. La « chanson terrienne », envoyée à Pierrot, qui va laisser sa trace vive dans nos mémoires.
Marie-Hélène Prouteau
D.R. Marie-Hélène Prouteau pour Terres de femmes
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■ Daniel Morvan
sur Terres de femmes
→ L’Orgue du Sonnenberg ( lecture de Marie-Hélène Prouteau )
→Lucia Antonia, funambule, éditions Zulma, 2013 ( lecture de Marie-Hélène Prouteau )
■ Marie-Hélène Prouteau sur Terres de femmes