"Je ne parle pas de durée. Ce fut, comme tout ce qui dure, long. Je parle du Temps qui ne se mesure pas, qui s'égoutte sans mouiller. Du Temps qu'il faut pour faire. Faire l'amour, faire un dessin, faire la couleur, faire la mort, mettre des gouttes dans les yeux de l'autre. De croire. De recevoir."
Fred Deux, Le Temps magique, p. 71.
Il me faut faire l'exégèse de ce surgissement du Temps magique dans ma vie, de cette revenance de M. trente ans plus tard. Exégèse, un mot bien savant, trop fort sans doute. Il faut l'entendre plutôt dans le sens que lui donne Philip K. Dick, de commentaire sur une expérience vécue.
Revenir tout d'abord sur ce rêve de Marlon Brando au matin du jour qui me redonna le Temps magique. Je l'ai dit, jamais je n'avais rêvé de Brando. Etait-ce un pur hasard si l'inconscient l'avait fait leverà ce moment précis ? Aucun rapport a priori entre Fred Deux et Marlon Brando, sauf que Wikipedia m'apprit qu'ils étaient nés la même année 1924, Marlon le 3 avril à Omaha dans le Nebraska, et Fred le 1er juillet à Boulogne-Billancourt. Tiens, 1er juillet, c'est aussi la date de mort de Brando, à Los Angeles, en 2004 (à sa mort, Fred avait donc quatre-vingts ans très exactement).
Sur l'enveloppe Chronopost qui renfermait le livre, il y avait une adresse, mentionnant la ville de Prades dans les Pyrénées Orientales. Au dos de l'enveloppe, M. avait écrit sa propre adresse, à Perpignan. Me revint aussitôt en mémoire la balade effectuée cinq jours avant de recevoir le livre, le dimanche 7 avril, avec le Doc et Nunki Bartt, au signal de Fragne.
"La voiture garée dans le hameau du Fragne, nous montions à pied vers le Terrier Randoin (l'autre nom du signal de Fragne) et sommes passés devant la maison d'un certain Jef, que le Doc connaissait. Il était là en train de bricoler, et nous convia à venir boire un petit coup de rosé, au milieu des ses quatre coqs et d'une pauvre poule esseulée. Il nous accompagna ensuite sur les sentiers du Fragne (nous n'allâmes pas jusqu'au sommet, encombré qu'il est de conifères qui bouchent tous les horizons). Ce pays il l'aimait beaucoup, lui qui était originaire de Perpignan et ne devait de résider ici qu'à la rencontre de gens du coin croisés par un hasard malicieux."Le Fragne se situe sur la commune de Pouligny Notre-Dame, là où habitait M. en 1995, quand je l'ai rencontrée. Il y avait donc comme un étrange jeu de chassé-croisé entre ce Jef de Perpignan élisant domicile à Pouligny, et M. de Pouligny allant vivre à Perpignan.
Sur les sentiers du Fragne, Doc observant la lathrée clandestine.
Lathrée clandestine (Lathraea clandestina), "La lathrée clandestine pousse de préférence dans les boisements humides ou frais des fonds de vallées, en général à proximité de ruisseaux où elle parasite les racines de divers arbres (peupliers, saules, aulnes, chênes ou noisetiers) aux dépens desquels elle se nourrit. C'est un holoparasite, qui n'a ni feuilles ni chlorophylle et puise sa nourriture dans les racines de ses hôtes grâce à des suçoirs."(Wikipedia)
Il se trouve maintenant que Fred Deux et Cécile Reims vinrent habiter non loin de là, en 1973. Ils quittèrent en effet Lacoux, le village de l'Ain où ils vivaient depuis 1958 pour la maison du Couzat, une ancienne ferme dans la commune de Crevant, limitrophe de celle de Pouligny Notre-Dame.
Alain Jouffroy, dans le texte qu'il écrivit pour Fred Deux Cécile Reims, Une vie (éditions du Cercle d'art, 2002), souligne l'importance que ce lieu eut pour Fred :
"(...) Fred et Cécile sont d'infatigables promeneurs et c'est autour de leur deuxième maison, à Couzat - le nom de l'arbre-houx qui s'élève par là dans les chemins creux boueux, au-dessus du sol, faisant flotter ses feuilles dans l'air - que Fred prit conscience du lien qui existait entre ses dessins et sa propre manière de cheminer sur les sols. Il le dit lui-même, dans ce langage à la fois très précis, très physique et clairement symbolique qu'il s'est inventé : "Il y avait un chemin partant de la route menant à Nouziers, sur la gauche, qui s'enfonçait sous un amas de branches que le couzat étouffait, empêchant la terre d'avaler l'eau qui stagnait comme une plaie noire. Je m'y suis avancé, botté, glissant, manquant de tomber dans cette mort molle, glacée même en plein été et ne débouchant nulle part. C'est dans ce chemin que j'ai trouvé la réponse à certains de mes dessins, quand ils ne finissent pas de s'étirer." Phrases capitales, phrases-clés pour entrer dans toute l'oeuvre. Les feuilles de papier, les cartons sur lesquels il dessine sont des sols, où il dresse des cartes qui relient, de manière directe, le monde réel et le monde imaginaire, sans aucune coupure entre les deux. Sans aucun antagonisme entre les deux. Fred Deux, cela devrait crever les yeux, est le cartographe de toutes les manières de cheminer, sur terre et ailleurs. Il marche, bifurque et s'enfonce dans le papier comme il marchait dans les sentiers, parmi les houx de Couzat." (p. 106-107)Nous cheminions donc en ce mois d'avril dans les mêmes sentiers boueux qu'arpentaient Fred et Cécile, celui de la photo épousait même le cours naissant du ruisseau au nom énigmatique de Peud-Hun, qui se jette un peu plus loin dans la Couarde, affluent lui-même de l'Indre. Un nom aussi claque pour moi dans ma mémoire : Fred parle de la route menant à Nouziers. Nouziers, qui doit son nom aussi à un arbre, le noyer (latin nucarius), est la commune creusoise la plus proche*. Mon grand-père, Julien Dallot (1912-1969), y alla à l'école dans les années 20 car il vivait alors dans le hameau de Montservet (voir la carte), à l'est du Fragne. La chronique familiale raconte que Montservet étant dans l'Indre, on exigea un beau jour que Julien aille à l'école de la commune, donc à Crevant. Il s'y serait refusé obstinément et n'aurait jamais passé son certificat d'études.
C'est sa petite soeur Marie, née en 1917, qui a confié ses souvenirs (Comment vivaient les Aigurandais entre 1900 et 1950, recueil de témoignages de l'Association pour la Sauvegarde du Patrimoine d'Aigurande, 2017/18), peu avant de décéder à Aigurande, à l'âge respectable de 101 ans : "A ma naissance, nous habitions à Montservet, sur la commune de Crevant, dans une maison composée de deux pièces, où il n'y avait ni l'eau ni l'électricité. Nous nous éclairions à la lampe à pétrole ou à la lampe Pigeon. Nous avions des lanternes pour aller dans les étables nous occuper des bêtes. Pour nous chauffer, il y avait la cheminée."
Cette route menant à Nouziers, mon grand-père Julien l'avait assurément empruntée bien avant Fred et Cécile, et peut-être même avait-il marché dans ce chemin où l'eau "stagnait comme une plaie noire". Que tous ces gens venus de loin, de Boulogne-Billancourt, de Lituanie (pour Cécile), de Perpignan (pour Jef), de Yougoslavie (pour M.), se retrouvent reliés par-delà les époques à ce même territoire reculé, à la lisière du Berry et de la Marche, n'est-ce pas là une autre manifestation de la magie de ce Temps dont parle Fred ?
Les arbres du Fragne dans les vitres du vieux car
_____________________* David Glomot rattache, lui, Nouziers au noisetier (voir Bocage et métairies en Haute-Marche au XVe siècle, note 16)