Collectivisme-individualisme

Publié le 13 mai 2024 par Zebralefanzine @zebralefanzine

L'analyse la plus profonde du totalitarisme par George Orwell consiste dans la mise en évidence qu'il est un système paradoxal. Autrement dit le bon sens, défini par Orwell comme un raisonnement tout à la fois antitotalitaire et anti-intellectuel est remplacé dans les régimes totalitaires par le raisonnement mathématique. Les slogans de "Big Brother" sont paradoxaux, mais la novlangue l'est aussi puisque elle sert de fondement à un régime logocratique, au sein duquel le langage va peu à peu se déliter.

De façon surprenante, alors qu'il n'est pas du tout Juif et qu'il vit dans une époque où le judaïsme a pratiquement disparu, Orwell place au coeur du totalitarisme l'idolâtrie du langage ; la surprise est d'autant plus grande qu'Orwell était persuadé de vivre à une époque où les religions bibliques étaient devenues lettres mortes, se ramenaient à des réflexes identitaires incohérents. La Bible regorge en effet de fables qui mettent en garde contre l'idolâtrie du langage, dont le mythe de Babel est la plus fameuse.

Hannah Arendt rejoint Orwell dans la mesure où elle définit le totalitarisme comme étant d'abord non-pragmatique. Au passage, Orwell et Arendt fournissent la clef de l'art totalitaire : il est logocratique, grammatical ; si cet aspect totalitaire saute aux yeux s'agissant des NFT (jetons non-fongibles), dont la valeur est exclusivement spéculative, Orwell a dénoncé l'art totalitaire antisocial plus largement dans la pratique de "l'art pour l'art".

L'art occupe une position centrale dans toutes les sociétés, ce qui explique que les romanciers ont souvent une longueur d'avance sur les sciences sociales technocratiques. Un sociologue qui parle en 2024 du degré zéro de la société occidentale, a soixante-dix ans de retard sur "1984", et soixante-ans sur "Hara-Kiri", même si F. Cavanna et le Pr Choron se cantonnaient à mettre en évidence la nullité du journalisme occidental.

Mais le bégaiement de l'art pour l'art est observable à tous les niveaux dans la société totalitaire : on peut parler à un niveau assez familier de sport pour le sport, à un niveau plus occulte de science pour la science ; le niveau de la médecine pour la médecine a été décelé en France par Jules Romains dès 1923.

"1984" démolit aussi complètement la mythomanie du "monde complexe" ou de "la fin de l'histoire", sur laquelle bon nombre d'escrocs intellectuels ont prospéré au XXe siècle... et prospèrent encore (ici on pense à un conte d'Andersen, plutôt qu'à une fable biblique).

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Le "collectivisme-individualisme" permet d'appréhender le paradoxe totalitaire facilement : les citoyens d'Océania baignent dans la culture totalitaire comme le poisson rouge baigne dans l'eau. S'il y a un matériau qui évoque le totalitarisme, la fausse démocratie, la fausse liberté sur quoi la culture totalitaire repose, c'est bien le verre - que l'on songe un instant à la manière dont la soif de transparence de Julian Assange s'est écrasée sur la surface apparemment translucide de l'Etat totalitaire. Rien ne dit que l'étudiant de Tian'Anmen, "effacé" d'une autre manière que Julian Assange, n'était pas aussi naïf que Winston, Julia ou leur rejeton suédois...

La culture totalitaire peut aussi bien être qualifiée de "collectiviste" que "d'individualiste" ; ainsi les citoyens d'Océania "de droite" fustigeront le collectivisme comme la cause de tous les maux de Big Brother ; quant aux citoyens disposés à gauche, ils verront dans l'individualisme le cancer qui ronge la coque du navire. En réalité les deux vocables disent la même chose : que l'on joue du côté gauche ou du côté droit d'une table de ping-pong, on joue au même jeu.

Si l'on considère, comme la jeune génération le fait de plus en plus, les "boomers" comme des "irresponsables" - sont-ils coupables d'un excès d'égoïsme (individualisme), ou au contraire d'une trop grande dépendance (collectivisme) ? Par trente-six exemples, on montrerait qu'ils ne sont ni l'un ni l'autre, ou qu'ils sont les deux ; ou encore on montrerait, plus utilement, que dans une logocratie les mots sont à double-sens, et qu'une politique prétendument "de gauche" peut revenir à une politique "de droite". Big Brother est assez malin pour hisser tour à tour le drapeau du fachisme, puis celui de l'antifachisme ; non, il n'est pas malin, il est parfaitement immoral selon Orwell - son immoralité est celle de la masse.

La société totalitaire est une société atomisée, qui s'agrège et se désagrège sous l'effet de la peur d'une menace intérieure ou extérieure. Les citoyens d'Océania sont soudés entre eux par la peur de la guerre froide, et l'expression rituelle et quotidienne de la haine d'un ennemi extérieur... indispensable.

"1984" a un mérite immense, en comparaison du "Brave New World" du pape de l'écologie politique (Aldous Huxley) : la satire d'Orwell ne dissimule rien de l'inertie politique (1950-2020). Il y a des morts qui se croient encore vivants (les fantômes), tout comme il y a des vivants qui sont déjà morts ; de la même façon Big Brother est un Etat futur antérieur.

A. Huxley, qui pose l'équivalence de l'écologie politique et du discours post-apocalyptique*, suggère malencontreusement a contrario le complot des élites technocratiques nazies, staliniennes ou libérales (transhumanistes) : grâce à Huxley, on comprend aisément pourquoi la culture nord-américaine (1950-2020) peut se résumer à une théorie du complot. A. Huxley croyait les élites technocratiques capables de mettre en place le totalitarisme sous la forme d'un paradis artificiel - en dehors de quelques poches isolées comme Dubaï, ces élites n'ont été capables que de mettre en place des asiles d'aliénés à ciel ouvert, en proie à la paranoïa et livrés au trafic de stupéfiants qu'elles ne parviennent pas à enrayer.

Quand Huxley suggère l'activisme néfaste des élites politiques, Orwell indique plus utilement l'inertie de l'Etat totalitaire.

*L'écologie politique qui n'est pas "post-apocalyptique" n'est rien d'autre qu'une écologie politique subventionnée par les élites oligarchiques pour saper ou désamorcer la force contestataire de l'écologie politique.