Magazine Journal intime

Chroniques d'Europe (23) - Le 5e Cercle, partie première

Publié le 23 août 2008 par Audine

La vie se résume.

Parfois un mot, une phrase devient un destin.

Je suis l’ambulance qui emmène ma mère à une clinique en urgence. Elle a une occlusion intestinale.

C’est à quelques jours de ma première prise de poste, dans ce pays de betteraves, de militaires et d’élevés au champagne. Je suis obligée de retarder mon arrivée, d’autant que mon père est en voyage.

Ma mère me dit, qu’on m’enlève tous ces tuyaux, j’en ai marre.

Et déclenche chez moi une colère de feu, et le désir d’enfanter.

Va savoir.

Elle va voir si elle tient aussi peu à la vie.

Plus tard, elle me dira que j’ai voulu un enfant pour la remplacer, pour prendre sa suite.

Je crois que c’est le début des phrases incandescentes, celles qui ne s’effacent pas du passif, malgré un amour devenu serein. La matière composite de l’amour.

Peut être étais-je entrée, sans le savoir, en sifflotant et les mains loin du guidon, dans le 5e Cercle de l’Enfer de Dante, celui des Coléreux.

J’arrive en retard en Champagne pouilleuse. Le bâtiment de bureaux est un immeuble bourgeois de province, protégé par un portail en fer forgé noir. Le directeur a un nom alsacien, est un fan de militaires, fait partie de l’Institut des Hautes Etudes de Défense National et fait circuler son journal dans la documentation, jusqu’à ce que je menace d’abonner la Direction au Canard Enchaîné.

Cependant, lorsque il arrive au secrétariat du service en tonnant à la cantonade « qui a abusé du téléphone et fait une facture de plus de 300 francs ? » et que j’avoue « c’est moi, afin de prendre des nouvelles de ma mère », il bougonne et repart en me disant de ne plus recommencer.

Fin 84, souvenez vous.

Il faisait moins 27 en Champagne, les canalisations gelaient, et même les batteries diesel tombaient en panne, on les montait dans les appartements. Il faisait 13 dans la cuisine. La neige en ville atteignait 30 cm d’épaisseur et avant cela, je n’avais jamais connu d’hiver, faut croire.

Un temps à rester sous la couette duvet d’oie.

C’est à Karine que je succède. Elle, elle part à Reims où elle vit, à une cinquantaine de kilomètres.

Karine m’a informée sur les entreprises du secteur, et j’ai pris consciencieusement des notes sur un petit cahier bleu à carreaux, qu’elle m’enjoint de ne surtout pas perdre. Ce sont des notes entre deux femmes rapidement complices … à propos des hommes. Je me souviens d’une entreprise pour laquelle j’avais noté Bidule = Julio Iglesias, Bidule ayant été décrit par Karine comme étant un bellâtre éternellement bronzé – spécimen rare dans ce coin de France – tellement qu’on l’aurait dit tombé dans une des cuves de teinture de son entreprise. D’autres avaient des appréciations flatteuses, d’autres des panneaux attention danger. Si par la suite, j’arrivais dans l’entreprise sans avoir relu le cahier, les annotations en étaient si justes qu’il me fallait prendre sur moi pour ne pas rire franchement.

Je fais mes premières armes et débarque les dents serrées dans des Maisons de Champagne où, sur le parking, toute voiture rejette la mienne dans la série des récupérations de décharges, le moindre des salariés des Maisons gagnant plus que moi. En plus, je n’aime pas le champagne.

Avec l’hiver qui débarque sur la France congelée, rapidement, on ne peut plus aller travailler, les véhicules sont immobilisés, les chauffages éclatent.

Le 14 janvier 1985, rue Magdeleine, à Reims, un transformateur EDF au pyralène explose, jetant ses habitants à la rue, dont Karine et son fils de 17 ans.

L’incendie qui suit l’explosion propage une suie noire et grasse qui s’infiltre partout.

Dans les tiroirs, les placards, les appareils sanitaires, l’équipement électroménager, la bibliothèque, les télévisions, radios, dans les draps, les vêtements, sur les photos souvenirs, dans le garde manger, entre les pages de chaque livre.

Karine et son fils n’ont plus rien.

EDF enquête et laisse la situation pourrir.

Les habitants de l’immeuble doivent mendier un hébergement à l’hôtel.

EDF tarde à prendre des mesures, n’informe pas les habitants, tergiverse sur les conséquences.

Karine, son fils et quelques autres, exaspérés, viennent nettoyer et tentent de récupérer quelques affaires.

Puis une entreprise de nettoyage dépêche une équipe de salariés pour nettoyer.

Avant que Karine et une journaliste de Sciences et Vie, habitant elle aussi au 21 rue Magdeleine, réalisent que la suie est composé de dioxine et de furane, dont on ne connaît pas bien la dangerosité en particulier sur le système nerveux et reproductif, mais dont on sait qu’ils ont frappé à Seveso.

Une longue bataille juridique a commencé pour Karine afin qu’EDF, reconnaissant sa responsabilité, indemnise les victimes et accepte de faire suivre médicalement tous les intervenants qui auraient pu être contaminés.

Plus de 340 personnes vont être suivies : des pompiers, des salariés de l’entreprise de nettoyage, des résidents, des visiteurs, des agents EDF … et répartis en quatre groupes d’exposition. En 1990, le suivi cesse faute de participation, mais reprend en 94, suite à des problèmes de santé relevé chez les salariés.

En 1995, l’étude du groupe médical met en évidence une plus grande fréquence de troubles – fatigue, démangeaisons, oublis importants – dans le groupe 4, celui des plus exposés.

Karine est Présidente de l’Association de Défense des Victimes de Dioxines et Furanes.

Plus tard, lors d’une conversation avec notre Directeur militariste, il me dit à son propos « avec tout ce qu’elle a fait à EDF …! » genre les pauvres. Me laissant un arrière goût de bile.

Karine avait décliné ma proposition de venir l’aider à nettoyer.

Loin des rigueurs de l’hiver 85, c’est dans les calanques de la Cote d’Azur qu’à Pâques, ma fille est conçue.

Quelques mois plus tard, dans un restaurant chinois de la rue piétonne de 50 mètres de Chalons, devant l’air catastrophé de ma mère qui me dit « mais regarde toi tu ne t’aimes pas », je m’entends lui dire que je vais demander ma mutation, sans même savoir 30 secondes auparavant que cette décision allait être prise.

Assise sur le rebord d’un trottoir, j’échange avec celle qui va être la future femme du père de ma fille. Lui s’occupe du déménagement, en échange d’une absence de paiement de pension. J’explique doucement qu’il ment. Elle pâlit et me dit : « ah bon parce que tu sais, j’ai retrouvé des bulletins de salaire dans sa poche de pantalon que je voulais laver, et ça n’est pas du tout ce qu’il m’avait dit ». Elle ajoute : « les 4 000 francs de location de ton camion de déménagement, il me les a empruntés ».

Mais tout ça je m’en fiche, je tente une sortie du 5e Cercle.


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