Guénane, Sourcellerie, Éditions Rougerie 2024,
Lecture de Marie-Hélène Prouteau
La poète Guénane est aujourd’hui l’auteure d’une œuvre importante parue essentiellement aux éditions Rougerie qui, depuis cinquante-cinq ans, ont publié seize de ses recueils. D’autres recueils ont été publiés aux éditions La Porte, La Sirène étoilée, Les Éditions Sauvages, Travesías, Jean-Pierre Huguet.
Sourcellerie offre une longue dérive méditative qui s’arrime à ce point d’ancrage où s’originent à la fois la vie et l’œuvre de Guénane : un triptyque éminemment fécond constitué de ces nœuds de sens, le fleuve, la mélancolie, la poésie et présent à chaque page du recueil. Ainsi, le fleuve, paysage primaire à l’aune du regard rétrospectif jeté sur sa vie par la poète, loin d’être circonstancié, demeure non nommé jusqu’à l’antépénultième ligne du recueil. Il nous projette dans une sorte de matrice indéterminée qui fait s’interroger chacun d’entre nous sur ses sources intimes.
« Graffée par ces eaux fortes
je laisse dériver le radeau des mots
la poésie broie toutes les couleurs »
Le recueil prend la forme d’une remontée pure vers la révélation originale des lointains de l’enfance. Tout ici est perçu dans l’aventure de ce regard empli de « l’idée de la fin », superbement ponctuée par deux vers de Ronsard vieillissant, adressés à son âme, « Passant, j’ay dit ; suy ta fortune/ Ne trouble mon repos, je dors ». Mais, comme toujours, la poète écrit sans pathos, en sourdine. Dans une poésie de la mise à distance où elle gomme les références réalistes évoquant le fleuve, sauf la présence de bizarres insectes filiformes. Telle est ce qui nous paraît constituer la remarquable abstraction paysagère de Sourcellerie :
« Un fleuve
vieux symbole de nos limons qui passent
dans ma mélancolie coule de source »
Comme si le Blavet, fleuve si présent dans d’autres recueils de Guénane devenait ici plus qu’un fleuve. Devenait ce qui a modelé la forme d’une vie, d’une sensibilité et d’une œuvre. Devenait dans sa généralité l’épure de la vie humaine, le modèle éternel du passage et de la vie comme voyage.
« De tout son allant il court
jette le reste à l’océan
fidèle à son aimant
il frémit se régénère ».
Guénane, dans une tonalité grave parfois ironique, nous offre ici une belle leçon d’attention fervente au monde et d’exemplaire liberté. « Pars », lance le fleuve dans un rythme impératif comme les aime la poète – pensons à l’audacieux « désemmuraillez-moi ! ». Telle est la force de la voix du fleuve tutélaire. Ainsi cette saisie d’un élément premier suscitant une « hypnose d’enfance » selon la belle formule de Guénane, se hisse-t-elle quasiment à la hauteur d’un mythe. Le fleuve « m’aura enseigné le large » confie la poète dans un des poèmes. « Large », qu’il faut entendre chez elle dans tous les sens du mot. La transgression des cadres, des frontières, l’écart. Autant dire la richesse singulière de son regard poétique qui n’est jamais exempt d’un questionnement de haute intensité : « où est le sens ? ». Ou bien dans cet autre poème non sans quelque humour : « Un sourire de Christ /ça existe […] à quelle sève se vouer »
Rilke écrit que tout ce qui a été véritablement regardé doit devenir un jour poème. Chez Guénane, cette première expérience du regard de la petite fille, mystérieusement mutique, « les poches pleines de peurs » a partie liée avec la mélancolie. D’une tonalité douce-amère de tristesse vague, sans objet précis, cet état mental indéfini proche de la « saudade » a été exploré par Guénane en ses années au Brésil. Elle se fait musique du cœur, accordée à la mystérieuse illumination d’une « lune noire ».
L’antique thème héraclitéen du fleuve se trouve ainsi vivement renouvelé : « le fleuve abreuve l’enfance de poésie ». Avec l’image d’un « alphabet liquide » tout se passe comme si le poème et le fleuve échangeaient leurs attributs. Le recueil s’élargit à une tonalité plus inquiète qui a le souci de la planète fragilisée sous toutes les latitudes : « la terre se lézarde […] Et ce monde qui chavire ». Tout entre dans la poésie de Guénane, y compris « les ombres errantes / des machines prêtes à nous avaler ».
Le très beau final du recueil éclaire les évidences secrètes de la poésie de Sourcellerie : « nous sommes en terres celtes […] route de sorcellerie, d’enclos paroissiaux ». Et l’on découvre dans cette matière de légendes et de mythes revisités ce qu’elle nomme « la source sorcière » de sa mélancolie.
Ce jeu d’assonances malicieuses entre les mots sourcellerie / sorcellerie ouvre ici une magnifique vision libératoire, à l’image de tout le recueil. La mélancolie, devenue alors personnage à part entière, se fait figure humaine dans la puissance d’apparition liée à l’imaginaire de la sorcellerie. Elle fait surgir la magie rebelle, libre, hors la loi des sorcières, qui est un peu celle de Guénane. Laissons-nous porter par cette « poésie sorcière » de Guénane pour opérer, chacun, notre remontée de fleuve et de ses révélations existentielles.
G U É N A N E
Source
■ Voir | écouter ▼
→ le site de Guénane
→ (sur YouTube) des extraits d’Atacama de Guénane, choisis et lus par Cathy Garcia Canalès
→ (sur Recours au Poème) une page sur Guénane
→ le site des éditions La Sirène étoilée
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