Samedi matin, après passage au marché place de la République, petit tour à la Fnac. Me fait signe le dernier livre de Christian Bobin, Le muguet rouge (2022). Un livre bref, tout en fragments, comme je les aime. Avec cet incipit décapant : « Mon père mort me montre deux brins de muguet rouge. »Je feuillette ensuite le huitième tome du Journal hédoniste de Michel Onfray. Je me demande bien pourquoi, parce que si j'ai bien aimé Onfray dans ses premiers livres, il m'irrite souvent maintenant, avec sa stature de Commandeur péremptoire. Or, je tombe tout de suite sur un chapitre où il évoque Christian Bobin, sa chambre monacale, le lit étroit comme un lit d'enfant. Et en dit du bien. Un saint, dit-il, même si personnellement, en tant qu'athée revendiqué, il ne croit pas à la transcendance. Ça me réconcilie un peu avec Onfray ; en tout cas, je me suis senti fortifié dans mon achat.
Le lendemain, à Aigurande, pour la fête des mères. Après le déjeuner, plantation de framboisiers dans le jardin, le long du mur en briques qui le sépare de celui du voisin. C'est à ce moment que je perçois une sorte de remuement dans un arbre, et puis une sorte de furtif éclair bleu. C'est un geai qui mène un discret tapage et s'envole peu après, disparaissant dans la sylve retorse et obscure qui prolonge le jardin. Un geai, oui, et je me demande combien de temps a passé depuis la dernière fois où j'ai eu la chance d'en voir un.
Le soir-même, après avoir vu Scarface de Brian de Palma, qui s'achève en une apocalypse de muguets rouges de sang cubain et américain, je sens qu'un brin de poésie ne saurait faire du mal. Je commence donc le Bobin, j'arrive à la page 29 où l'on peut lire : "Le chêne s'arrête devant moi, essoufflé." Avouez que c'est une expérience rare, que le jogger dominical en forêt n'imagine même pas. Et le poète n'hésite pas à pousser plus loin le bouchon : "Ses feuilles lapent l'eau dans la coquille Saint-Jacques de mon coeur." Il exagère sans doute, mais c'est la suite qui me réjouit vraiment : "Elles couvent le complot des geais, leurs alertes claquantes de becs en bois. C'est une fin de mai."
Le geai aigurandais m'est alors revenu en mémoire. L'idée qu'il fut complotiste ne m'était pas venue à l'esprit, je dois manquer d'imagination. Christian Bobin n'en a jamais manqué, lui qui décrit l'écriture comme ce "moineau tombé du nid de la vie sainte", à qui il a "appris à donner la becquée". Il a la métaphore aviaire facile. Trop facile peut-être. Je préfère le passage qui suit : "Mon père dans le jardin de l'affreuse maison de long séjour, une semaine avant sa fin, avait trouvé un geai mort. Ses mains se creusaient en berceau pour l'accueillir. Ses yeux s'ouvraient à l'infini du bleu strié des petites ailes. Il venait d'enlever deux tours à la mort."
J'ai pensé alors à mon propre père. Dans le jardin, nous avions évoqué plusieurs fois son souvenir. Les arbres qui l'ombrageaient, en dehors d'un seul, c'est lui qui les avait plantés, greffés. Les oiseaux, il les connaissait bien aussi. Je m'étais inspiré de ses paroles pour écrire cette petite fiction brève en septembre 2008, Un peu bourru.
"- Regarde, elle est là !
Il m'a tendu les jumelles et j'ai vu la mésange qui picorait le petit sac de graisse.
- Je l'attache, sinon les merles me le foutent par terre. Les merles, ça n'aime pas manger perché.
Il avait construit trois petites maisons en bois pour les oiseaux. En châtaignier, presque aussi solide que du chêne. Nichoirs qu'il avait placés dans les arbres, dans le grand cèdre du parc et deux vieux poiriers presque centenaires.
- Je les ai posées avant l'hiver. Il faut qu'elles prennent l'habitude avant même les grands froids.
Lui qui aimait tant chasser autrefois, tirer la perdrix et la bécasse, la grive et le canard sauvage veillait donc maintenant au confort des mésanges, au bien-être des piafs et des loriots. (...)"