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Anguéliki Garidis / Le lézard aux yeux bleus / Extraits

Publié le 05 juin 2024 par Angèle Paoli

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Cinq personnages, deux femmes et trois hommes,
d’âge et de contrées diverses,
las de leur existence actuelle, s’aventurent de par le monde,
guidés par des murmures d’étoiles,
en quête d’un sens à donner à leur vie.
En eux s’opère une transformation créatrice.

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Portrait par →  G.AdC

« À l’ombre de l’eucalyptus, Michael lézarde… depuis qu’il est arrivé en terre d’Arnhem, son rythme effréné de fourmi travailleuse s’est ralenti pour accueillir l’immobilité… Le dos contre le tronc de l’arbre géant, il observe les gens qui passent, un chien dont la queue frétille… L’animal s’approche, renifle ses pieds, puis repart, tranquillement. Michael regarde la poussière qui s’élève à la faveur des mouvements, sent la chaleur pénétrer en lui, apprécie l’ombre réconfortante. Il reste là, sans rien faire, sans penser, pur regard contemplant la vie à ses côtés.
« Chacun d’entre nous est le gardien d’un segment de terre, d’un morceau d’histoire ancré dans ce territoire. Chaque groupe est gardien d’un Rêve : celui de la fourmi à miel ou de l’acacia à fleurs rouges, de la perruche verte ou du lézard à langue bleue, de l’eucalyptus miniata, ou de l’émeu, de la queue de kangourou ou des pattes arrière du wallaby. Ensemble, nous maintenons le monde en vie, avec nos rites, nos marches à travers le territoire australien, nos peintures, nos danses et nos chants. Chacun est responsable d’une parcelle de ce monde et ne doit pas l’oublier, sinon la terre s’effritera peu à peu et finira par mourir.
L’ancien raconte les rêves itinéraires qui traversent parfois le continent sur toute la longueur et Mike traduit à Michael, comme il peut. Le Rêve opossum, le Rêve pluie, prune noire, serpent volant… (« L’œuvre au blanc ») »

                                                                          *

« Alors que le bateau se rapproche, peu avant l’aube, du cap Sounion et de la pointe de l’Attique, Hélène est surprise par une rumeur, des bruits de coups, des cris sourds. Des ombres l’assaillent, hurlant, implorant. Des silhouettes sombres, aux visages creusés par les pleurs. Une coulée de larmes écarlate se mêle au bleu du large. Hélène s’agite dans son sommeil, tandis que les mains sombres l’agrippent. Dans le temps parallèle des songes, les cris des torturés se mêlent aux sanglots des réfugiés. Les fantômes des camps de Makronissos tentent d’arrêter les larmes des enfants morts noyés. Grecs, Syriens, Afghans, Irakiens, Soudanais implorent Poséidon et leurs voix déchirent les frontières. La mer démontée s’acharne en vain à réduire le silence. Les voix s’élèvent, toujours plus fortes. Hélène s’éveille devant la mer indifférente et lisse, tandis que le bateau glisse lentement. Dépassant le Cavo d’oro, il longe la côte de l’Attique et les montagnes illuminées par le soleil du petit matin. Elle aperçoit le rocher de l’Acropole, entouré de verdure… (L’œuvre au blanc) »

                                                                          *              

« Stella reste encore à Athènes, se cherche. Quelque chose l’attire dans cette ville un peu folle, où des quartiers entiers offrent leurs murs, la nuit, aux artistes de rue. D’un jour à l’autre, de nouvelles figures apparaissent sur les façades, un ange aux ailes coupées, un diable à l’œil malin, une petite fille avec un ballon rouge. Un serpent traverse les façades pour entrer par une fenêtre aux vitres cassées et ressortir de l’autre. Des fleurs, de toutes les couleurs, parmi les slogans, les mots de désespoir, de rage ou d’amour […]
La nuit est douce, Stella se promène un peu puis s’adosse à un mur presque nu, et sort son instrument. Tandis qu’elle joue, un bruit de pas frôle son oreille et s’arrête près d’elle. Un jeune homme, le regard baissé, l’écoute attentivement. Elle continue de jouer, semblant l’ignorer. Alors le garçon sort lui aussi une flûte de son sac et l’accompagne, inventant des volutes autour de sa mélodie. Souriant enfin, elle lui répond et tous deux improvisent, dans le silence de la nuit. L’un lance un thème et l’autre poursuit. Stella dans l’harmonie, le jeune homme avec des inflexions plus orientales, jusqu’à ce qu’essoufflés, ils s’accroupissent, le dos contre le mur décrépit, et rient, heureux. « Viendrais-tu jouer dans notre groupe ? » lui propose-t-il en grec puis en anglais. Stella ne connaît pas la musique orientale, mais elle pourrait apprendre, elle est douée, il l’entend. Ses amis et lui vivent dans un squat, non loin de là. Elle pourrait les rejoindre, voir si cela lui plaît. Stella, qui n’a pas encore décidé de son retour, lui propose d’aller leur rendre visite le lendemain. Elle rentre dans son petit hôtel, le cœur joyeux, le corps vibrant encore du son de leurs flûtes. (« L’œuvre au jaune ») »

                                                                            *


« Teotihuacan… la cité des dieux… le lieu où ils sont nés… Dans la magie d’un site chargé d’histoire et de mythes, Ilias marche dans l’allée des morts, jusqu’à la pyramide de la lune. La pyramide du soleil- en réalité dédiée au dieu de la pluie – s’élève à gauche. La chaussée des morts semble conduire jusqu’aux montagnes, au loin. Il se dirige vers la grande pyramide et gravit l’escalier central qui le mène au sommet. Au creux de la pyramide, une grotte d’origine volcanique. Quatre portes disposées comme les pétales d’une fleur donnaient accès, selon les Aztèques, à l’inframonde, à l’univers des morts… C’est ce que raconte son guide.
Au sommet de la montagne de pierre, Ilias se recueille. Tous ces sacrifices humains, sur ces marches… tout ce sang versé, ces cœurs arrachés… Pourquoi ? Pourquoi ? Pour faire tourner le monde ? Et pourquoi t’a-t-on tué, Gabriel ? Victime collatérale sacrifiée à la guerre des gangs, tu as rejoint trop tôt le monde souterrain…
Ilias reste longtemps au sommet de la pyramide, indifférent aux touristes qui montent et descendent, en rangs serrés. Le temps n’a plus de prise sur lui… Le soleil est déjà bas lorsqu’il se dirige, lentement, vers le temple de Quetzalcoatl, le sanctuaire du Serpent à plumes. »

                                                                            *

« Des lettres scintillent dans le noir. Le Lamed ל et le Noun נ, le Kaf כ et le Mem מ, puis le Vav ו seul et à nouveau, les mêmes lettres, comme un message. Lorsque David se réveille, les lettres brillent encore dans la nuit de son rêve. L.N.K M.V. Il ne parvient pas à déceler des mots, des racines significatives. Que racontent donc ces lettres ? Il essaie la numérologie, mais les nombres apparaissent encore plus obscurs. Et s’il revenait au sens premier, « hiéroglyphique » ? Lamed : l’étude, l’enseignement…l’étude est au cœur de sa vie… Noun : le poisson… le symbole des Chrétiens ? Kaf : la paume de la main, l’échange, la caresse… ce qui lui manque en ce moment…Mem : l’eau… la mer qui s’étend devant lui et qu’il ne voit plus… Et Vav : le clou, le lien… le canal… le sexe masculin…
Il pleut toujours au-dessus du vieux Jaffa. Depuis une semaine déjà, la mer est agitée. On a fabriqué des digues de fortune, avec le sable de la plage, modelé en dunes. Les chaises et les tables des cafés sont empilées à l’intérieur et regardent l’écume, à travers la vitre, d’un air indifférent. La mer va-t-elle envahir la ville, se mêler à l’eau de pluie qui a déjà provoqué des dégâts, s’infiltrant dans les appartements situés sous le rez-de-chaussée ?David repense à son rêve… le corps, les sens…il les a évacués depuis qu’elle l’a quitté… Mais l’étude est apparue aussi, en premier. Enfin, tout cela, c’est aussi son obsession pour la Gematria ! La langue des Kabbalistes… C’est fascinant de voir leur pensée fabriquer des mondes…Les recherches des alchimistes… la langue des oiseaux… J’aime cette expression venue de temps si mystiques que nous ne les comprenons plus… et ne sais si les religieux qui se balancent toute la journée dans leur costume désuet la comprennent mieux que nous… malgré leurs grands airs … se dit David en battant des ailes.»

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Anguéliki Garidis, Le lézard aux yeux bleus, → Éditions Pétra 2024, pp. 59, 67, 80, 91, 113,114.

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Anguéliki Garidis est docteur en sémiologie du texte et de l'image. 

Ouvrages 
Les Anges du désir. Figures de l’Ange au xxe siècle (Albin Michel, 1996).
Les Armoires du temps (Pétra, 2016). [Version augmentée traduite par l’auteur et publié en grec moderne , Athènes, Archeio (2018), ainsi que l’écriture  en grec moderne de deux pièces de théâtre inspirées par l’ouvrage : « Veturia » et « Le sculpteur ».
Sur un buisson de myrte. Errances grecques (Pétra, 2018). [Écriture d’un spectacle de poésie et de danse inspiré de ce recueil].

Livres d’artistes
Haïkus – Envols, Silences, Lumières, Souffles (œuvre plastique de Danielle Dénouette, 2014).
Traces d’Anges (poème de 2001, œuvre plastique de Danielle Dénouette, 2017).
Gunnera métamorphoses (poèmes, avec des dessins de Nelly Benoit, 2020).

Articles et textes divers
Nombreux textes pour des catalogues d’expositions, revues sur l’art et journaux en français, grec et italien.
Participation régulière à la revue en ligne artmag.com
Publications dans des ouvrages collectifs ainsi que des actes de colloques sur l’art et la littérature.

Traductions
Miltos Garidis, La Peinture murale dans le monde orthodoxe après la chute de Byzance (1450-1600) et dans les pays sous domination étrangère (doctorat d’État).
Du français en grec moderne, Athènes, Spanos, 1989.
« Mikis Théodorakis, un voyage poétique et musical ». Du grec moderne en français de poèmes et chansons pour le programme du concert, Polytropon, 2013.
Desmos/Le Lien (revue trimestrielle, Paris) : poésie, théâtre, articles sur le théâtre, 2013-2015. Du grec moderne en français.
Takis Mendrakos, Les quatrains de la quenouille folle, Paris, Pétra (à paraître). Du grec moderne en français.

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♦ Voir aussi  ♦

Neuf haïkus de Anguéliki Garidis illustrés par Guidu Antonietti di Cinarca (sur son site photos  personnel )

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