Magazine Nouvelles

Pascal Commère / Garder la terre en joie / Lecture d'Angèle Paoli

Publié le 07 juin 2024 par Angèle Paoli

Pascal Commère, Garder la terre en joie,
Peintures originales de Philippe Hélénon
Tarabuste Éditeur, 2024
Lecture d’Angèle Paoli

6a00d8345167db69e202c8d3b4f31f200b-500wi

Peinture de Philippe Hélénon

Une bure de terre noire

Garder la terre en joie. Tel est le titre choisi par Pascal Commère pour regrouper les poèmes de son dernier recueil. Un titre qui sonne comme une exhortation dans un monde qui vacille, pour une « terre » qui a du mal à trouver sa respiration et à préserver sa force et sa beauté. Une exhortation modulée, infléchie et recentrée en cours de lecture par le contexte auquel le titre est emprunté :


« Le difficile métier de l’hiver, garder
  la terre en joie ».

Le titre renvoie en effet au dernier volet du recueil qui en comporte 7 et aux deux vers sur lesquels se clôt l’un des poèmes qui composent cet ensemble. Le poète, tout comme l’hiver et ses « hardes » sauvages, a bien du mal à rassembler « ce qui reste de lumière » et à susciter « l’improbable rencontre du ciel et de la terre. »
La terre, pourtant, est là. Présente. Et avec elle, la nature, la campagne, les saisons, le jardin, la lumière, l’herbe, la neige… Avec, qui lui sont liés, la marche, les déambulations à pied, en ferry ou en train, l’ici et l’ailleurs, le voyage, la mère, la mort. Ainsi que l’écriture - et les interrogations qu’elle suscite et qui habitent le poète - comme une ultime tentative pour se garder de l’égarement.


Le recueil s’étire de 2009 à 2023, sans qu’il s’agisse pour autant d’une anthologie. Davantage d’un choix de poèmes pouvant coexister ensemble et se répondre en écho. « Une halte à Stockholm » et « Un rêve prémonitoire » appartiennent à la même temporalité - 2009. Mais le premier volet pourrait être associé au sixième : « Berlinoises », plus proche de nous dans le temps (2018). D’autant qu’au cours de ces deux voyages pourtant si différents par les souvenirs qu’ils engagent, la pluie et ses variantes - l’eau, le fleuve, les pleurs – assurent et le lien et le rythme des poèmes :


« … mère était là encore, il pleuvait
depuis combien de jours je ne sais, le déluge
ne date pas d’hier, de l’eau partout des flaques
je me souviens… » (in « Une halte à Stockholm »)

et, dans « Berlinoises » :

                                « Hambourg,
que de sorties – laquelle prendre, nous cherchons
un lieu où bivouaquer, il pleut… »

Ou encore, quelques vers plus loin :

                     « - les mères
n’ont-elles d’autres tâches
que de pleurer leur fils ? »

et, toujours dans « Berlinoises »

                                         «... Unter den Linden,
         on n’échappe pas
aux itinéraires obligés – et jusque dans les mots
qu’on lit dans le bus de l’Alexanderplatz,
si vide et froide l’autre soir, il pleuvait. »

On pourrait associer le troisième volet, « La lagune, en hiver » au voyage. Un voyage dans le temps - 2013-2014 -, retour sur un passé qui rejoint un passé plus proche en raison de la dédicace In memoriam F.V. Laquelle renvoie, me semble-il, à 2018, date de la mort du poète Franck Venaille. * « Le voyage de la mère », 5ème volet, s’étire de 2018 à 2023. Mais ce voyage-là, est un voyage bien particulier. Qui associe comme des parallèles qui vont à la rencontre l’une de l’autre sans se croiser et ne se renouvelleront pas, le voyage en train du poète à celui de la mère. Son dernier voyage.


                                                       « Le train roule,
on ne se verra plus, certains mots plus que d’autres
sont durs à avaler, plus qu’un biscuit rassis,
je les garde pour moi sans même les avoir dits. »

Ainsi le voyage en train pour rejoindre la mère berce-t-il les vagabondages de l’esprit. Errances et rêveries se fraient un passage dans la solitude, qui mènent de la mère à Cendrars. Si la rencontre est impossible de l’une avec l’autre, le souvenir de Cendrars, la force de ses mots, semblent pour le poète un secours provisoire :

              « Je suis seul, personne à qui parler
hormis toi petite mère qui n’a pas lu Cendrars et
ne peux (sic !) comprendre, est-ce ma faute
si la mémoire s’en remet invariablement aux poètes, seuls
garants de l’unique voyage qui vaille. »


Au-delà, restent l’absence irréversible et cruelle, un vide qui noie toute chose, un sentiment d’indifférence et une multitude de questions sans réponses. Reste le chagrin, indicible lui aussi et secret. Le monde, lui, continue de rouler. Versatile et insensible.

« Je regarde par la fenêtre.
                                                 Déjà
l’ocre succède au vert […]

              -la terre
est en déroute, les mots
n’ont d’autre assise que la paille vide des chaises. »

Restent les volets 4 et 7, proches à la fois par la temporalité de l’écriture et par la thématique ; « Un jardin dans la lumière des saisons » - 2022 - et « Garder la terre en joie. » - 2017, 2023. La tonalité de ces poèmes est proche, qui immobilise le jardin dans une lumière « chiche » et dérobe la joie, ne laissant que la nostalgie d’un temps disparu :

« Sous quelle pierre, quel mot, s’est-elle réfugiée
la joie ancienne, que tu ne puisses la débusquer, en sentir le feu
qui dévore en même temps qu’il apaise ? »

D’un volet à l’autre se découvre un même objet du poème, une motivation identique - et lucide - qui nourrit chaque fois le désir d’écrire et de consigner des notes dans le carnet :

« Tentative assez vaine j’en conviens, à
laquelle cette fois encore je me soumets,
que de définir, ou tout comme, ce qui
nous environne et n’est en fait
qu’un espace sans limites… » (in « Garder la terre en joie. »)

et, dans « Un jardin dans la lumière des saisons » :

« Essayant tantôt d’approcher ce qui
dans la lumière ne peut s’atteindre, tantôt
restant coi, insatisfait,
                                          dans l’attente
d’on ne sait quelle étincelle
qui tout soudain mettra le feu aux poudres… »

Nombre d’autres pistes relient les poèmes entre eux, nombre d’autre échos se répondent de l’un à l’autre, tant le recueil est riche d’une mémoire qui cherche à fixer le peu qui reste de toute tentative vitale.

«                                                      - La forme
de ce qui est et n’est pas, sinon
souvenir de ce qui fut, ou non, enfoui sous les sable
       des murs
où se perdent les pas. » (in « La lagune, en hiver »)

La forme des poèmes varie avec le temps et l’espace. Au long et dense poème d’ouverture, « Une halte à Stockholm », dans lequel le poète établit d’emblée un lien étroit entre voyage et poème, s’opposent, par leur aspect plus aéré et plus intimiste, les 19 poèmes d’ « Un jardin dans la lumière des saisons. » Ou encore, ceux, très proches par leur tonalité, de « Garder la terre en joie. » Mais, quelle que soit la forme choisie, les interrogations sont identiques, qui accompagnent les déambulations du marcheur qu’est Pascal Commère. Interrogations sur le pouvoir des mots, la nécessité de nommer les choses, l’adéquation entre les choses et les mots. L’attente que les mots suscitent dans l’esprit du poète. Ainsi du très beau final du « Voyage à Stockholm » où tout se trouve dit de la pluie qui permet de rabouter, par l’évocation qui en est faite, présent et passé :


                                                                « Qu’est-ce
que la pluie, qu’a-t-elle à dire aujourd’hui, le mot
et pas seulement, ce qu’il est et induit, instant de vie
banal et si vite oublié, des fois qu’en l’écrivant
resurgiraient des odeurs, un émoi, le bourdonnement
d’essaim dans les feuillages en face que ponctuent
les piques de l’averse, une attente sinon quoi, le peu
de clarté du ciel ce jour-là dans une ville au nord. »

De même du voyage qui engendre un retour sur soi-même rythmé par des questionnements récurrents :

« Que cherchais-tu ? Quelle image propre à retenir dans
           l’instant
ce qui ne meurt ? »

et plus loin, toujours dans « La lagune, en hiver » :

                       « Ou s’il faut
prendre le large, marcher encore, questionner
         à la recherche
de quoi, si ce n’est répétition des gestes, vaisselle
cassée des mots, chaque jour remise… »


Les déambulations dans Venise, ses eaux troubles, ses « façades rapiécées », sa laideur ordinaire et triviale, nourrissent de noirceur le regard pessimiste du poète et, contre toute attente, le poème lui-même :

                      « De quoi nourrir,
tu souris, l’impossible poème
d’un amour cadenassé aux rambardes d’un pont, disputé
aux ombres d’un visage entraperçu
sur l’eau vieillie, qui s’enfonce
parmi les détritus. »

De même le regard contrasté - mélange d’admiration enthousiaste et d’amertume - que le poète pose sur Berlin, ville aimée - d'un « pays frère malgré tant /de déchirements, de heurts» - et néanmoins livrée aux trivialités galopantes du monde moderne :

                                                « [ …] Museaux
de toutes parts affairés, groins surgissant
au cœur de la nuit, fouillant parmi les détritus
ordures &gravats, gaz d’échappement,
l’habituel tournis des berlines […]
                                                -Berlin
cœur de l’Europe, nerf et sang, cœur du monde
c’est deux heures à Irkutsk quand ici le soir tombe
sur l’Alexanderplatz. »


Avec le récit d’« Un rêve prémonitoire », le voyage prend une forme particulière. Seul exemple de texte en prose dans le recueil, le rêve nocturne, bousculant et bouleversant les données de la vie éveillée, rend possible ce qui se dérobe dans la vie réelle. Avec un incipit hérité des récits narratifs anciens, Pascal Commère enlève aussitôt sa lectrice à sa suite :

« …Ou comment, descendus du car en rase campagne, nous nous étions retrouvés dans la nuit parmi les grands arbres élancés… »

Ainsi commence le récit onirique, qui fait ressurgir, au fil du texte, les paysages fondateurs de l’enfance campagnarde du poète, portraits, visages et attitudes, habitats, mœurs et outils. Des visions réalistes que des bifurcations imprévisibles transforment soudain en une scène extérieure de théâtre rural qui tourne soudain au cauchemar intérieur et à la folie. Égarement, décapitation et castration. Horreur et angoisse. Jusqu’au moment du réveil.

Les questionnements incessants qui structurent la pensée du poète, sont une marque essentielle de l’écriture dans ce recueil. Elles sont toujours binaires. Construites sur le balancement, elles sont introduites par des procédés divers : « ou si » / « si ce n’est » / « ou est-ce » / « sinon » / « ou s’il faut » / « à moins que »…

Comme si le poète était en permanence préoccupé par une hésitation originelle, en proie à l’indécidable.


« Qui revient sur ses pas est-il le même, un autre ?
Ou si, voisin des ombres, incertain
quant à l’opportunité d’un retour, il n’en peut
           s’approcher
sans y croiser la sienne ?


Ailleurs encore, dans « Un jardin dans la lumière des saisons » :

                                          « Dans l’instant,
la fulgurance. Comme par surprise – en passant.

Et rien du poids des mots, rien. Ou s’il faut
dans les mots se souvenir.
                                                     Oublier. »

Ces balancements, qui jouent sur les oppositions, remettant en question ce qui a été énoncé précédemment, donnent au poème son élan de tristesse. Une permanente incertitude baigne les vers d’une coloration diffuse qui se joue de la lumière. Une passagère - tout comme le poète ou n’importe quel humain - qui s’amenuise au fil du texte jusqu’à l’interrogation finale. Car le poète est un adepte de la discrétion, de la modération et de la légèreté et non de l’exubérance ou de l’exagération.

                                  4

« Il ne faudrait en fait qu’accompagner – com
pagnonner se peut-il dire, dès lors que la lumière
à l’égal du pain se partage, passant de branche
en branche, comme nous, tout bas, marchant
coude à coude, portés vers quoi, d’un même élan
touche à touche – parfois une manche effleure
une autre, à peine, ou si c’est une feuille, un souffle.

Que sommes-nous alors dans le jour qui s’accroît
sinon des ombres parmi d’autres au pied des arbres ?

Ainsi le poète se refuse-t-il à tout mode d’insistance. Ou d’affirmation péremptoire. Tout acte chez lui semble suspendu dans le retrait. Jusqu’au mot, qui se suffit à lui- même :

« Neige. Non point féerie, jeux désuets. Simplement,
le mot seul.

Ce qu’on ne sait nommer. »

La neige, comme le jardin ou comme le brin d’herbe, est unique. Singulière, isolée de la chaine temporelle dans laquelle elle s’inclut. Dans l’étrange éloge que le poète fait du jardin se lit la même réserve, le même renoncement à tout effet de richesse, d’ostentation, de superficialité clinquante et bruyante. La recherche, s’il y en a une, semble conduire à la simplicité monastique :

« Jardin au singulier - unique, et
tout ensemble simple fragment du Tout.

Jardin, comme on bâtit
un habit de pauvre, une bure
de terre noire. »

Il y a dans ce jardin d’hiver tel que le poète le pense et le sent, quelque chose de déchirant. Et de terriblement émouvant. Quelque chose qui étreint au plus profond.

Il y aurait encore tant de choses à dire. Ou à écrire. Parler des italiques, si importantes, dans le dernier volet « Garder la terre en joie », parce que récurrentes. Chaque poème en effet, inscrit sur une seule page, se terminant par un blanc suivi de vers en italiques, lesquels relancent souvent le questionnement. Il faudrait évoquer la présence discrète d’autres poètes, écrivains et artistes avec lesquels Pascal Commère, comblant ainsi le vide dont il souffre, établit son compagnonnage. F.V,  James Sacré dont il sème, ici et là, les tournures grammaticales que la lectrice lui connaît et Blaise Cendrars. Mais aussi Hans Fallada et Anselm Kiefer pour l'Allemagne. Et sans doute d’autres que je n’ai pas identifiés. D'autres se glissent sous sa plume. Jacques Roubaud et Jean-Paul Botta. Mais aussi, de manière plus explicite, l’écrivain italien Giorgio Bassani, dont il découvre, au hasard d’une lecture, ces quelques phrases qui ne peuvent que retenir son attention, tant elles résument à elles seules l’état d’esprit du poète dans ce dernier recueil :

                « L’automne finit. L’hiver survint, le long et froid hiver e nos régions. Le printemps revint. Et lentement, en même temps que la ronde des saisons, le passé aussi revenait. »


*F.V : seules les initiales du dédicataire sont données. Mais, lisant « La lagune en hiver », je pensais au Trieste de Franck Venaille.

_________________________________

ANGELE NB

 Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
_________________________________

♦ Voir aussi sur → Tdf  ♦ 


Retour à La Une de Logo Paperblog

Magazines