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Muriel Pic & Anne Weber / Petit Atlas des Pleurs

Publié le 12 juin 2024 par Angèle Paoli

                                                                                                                                                                                                                      << Lecture

VOCERI PLEUREUSES CORSES(1)(1)

                           

                              Pleureuses -voceri- en Corse dans les années 50   
                             Photo: Ange Tomasi 

MP.
Salle 228


Gémissements et plaintes dans l’aile Richelieu du Louvre. Sur une tablette sumérienne datant de plus de deux mille siècles avant notre ère, je vois la lamentation en onze chants sur la ruine de la ville d’Ur. Les tablettes de lamentations étaient aussi des tablettes de fondation : on les plaçait dans les soubassements des nouveaux bâtiments pour conjurer le mauvais sort de leur destruction. Devant cette tablette, les visions conformistes du lyrisme sont réduites en miettes : il n’est question ici ni de l’expression plate et mièvre des sentiments d’un sujet, ni d’un art virtuose aux règles prosodiques fixes, dont le devoir est de siéger dans les hautes sphères du sublime et du beau. En France, on retient surtout les vers de Boileau, qui ne sont pas sans évoquer la condamnation orthodoxe de Marie-Madeleine, icône à la chevelure désordonnée à cause de la luxure et du chagrin : La plaintive Elégie, en longs habits de deuil, / Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil. Je me les remémore automatiquement, souvenir d’école et de la chronologie par époques de l’histoire littéraire.
     La tablette babylonienne n’est qu’un fragment. Une pierre qui pleure des signes à deviner. Face à elle, considérons donc l’elegia pour ce qu’elle est vraiment : un chant des morts, et pour les morts. A l’Antiquité, les pleureuses professionnelles prenaient en charge l’émotion suscitée par la perte d’un proche ( et il semble que l’on puisse encore en trouver en Corse), elles chantaient les élégies, donnaient voix à la douleur, donnaient larmes pour tous en narrant les prouesses du défunt.
     Ce métier, réservé aux femmes, je l’ai découvert dans la salle 228 du Louvre grâce à une tablette gesticulant des signes qu’il m’était impossible de lire, de comprendre, d’analyser, mais dont je percevais le rythme, la matière, la surface sensible. Tout était parfaitement clair dans cette pierre. Je comprenais sa fierté et sa peine. Il ne me restait plus qu’à l’imiter. J’ai écrit des élégies, archives à l’appui. En somme, et parce qu’il faut bien rire de soi-même, je suis une pleureuse documentaire.

Ur

Source: Wikipédia

AW.

Quand on tape « pleureuse professionnelle », l’association de mots la plus fréquente est « pleureuse professionnelle salaire ». On dirait qu’il y a pas mal de femmes cherchant à se reconvertir. Google les renvoie d’abord sur le blog d’une assurance obsèques où l’on apprend que le métier de pleureuse a disparu en France dans les années 60 (ils ne sont pas au courant, pour la Corse) mais continue d’être pratiqué dans de nombreuses régions du monde, entre autres en Afrique, par l’intermédiaire d’entreprises proposant des services allant du pleur normal, du pleur en se traînant par terre, du pleur en insultant le coupable de la mort jusqu’au pleur en menaçant d’entrer dans la tombe. En Côte d’Ivoire, ces prestations sont rémunérées entre 300 et 500 euros.
   Entonner une plainte, il faut l’oser. En Occident, on a vite fait de se ridiculiser, même quand on est une femme ; quand on est un homme, n’en parlons pas, sauf les poètes, qui sont considérés traditionnellement comme des hommes certes vénérables mais un peu ramollis. Un homme, ça ne pleure pas. Une femme, ça pleure tout naturellement mais pas toujours à bon escient. Pleureuse, ça s’apprend, c’est un métier ; un métier pour lequel les femmes semblent prédisposées : d’Hippocrate à Freud, des hommes ne pleurant pas sont d’accord pour trouver les femmes facilement hystériques, ce qui est dû, selon Hippocrate, à un dessèchement de l’utérus (qui, étymologiquement, sa cache dans l’hystérie). Est-ce qu’elles réagiraient à ce dessèchement par une surproduction lacrymale ? Depuis des millénaires, leurs larmes sont intarissables. Sur la tablette sumérienne du Louvre, c’est déjà une femme, Ningal, qui pleure la ruine d’Ur et les cadavres qui jonchent le sol.
     L’homme qui a vendu la tablette sumérienne s’appelle Ibrahim Elias Géjou, c’est un Irakien d’origine arménienne naturalisé Français qui n’a pas la larme facile. Il a vendu plus de mille pièces au Louvre et près de dix-huit mille au British Museum, sur une quarantaine d’années, à partir de la fin du XIXe. En France, par sa contribution à l’enrichissement des collections nationales et à l’agrandissement de l’influence française en Orient, il a été fait chevalier de la Légion d’honneur en 1926.

PETIT ATLAS DES PLEURS

Muriel Pic & Anne WeberPetit Atlas des pleurs, L’Extrême contemporain 2024, pp.19, 20, 22, 23.

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♦ Voir aussi ♦

MURIEL  PIC

Muriel Pic NB

Ph. © éditions Macula
Source

sur Terres de femmes ▼

Élégies documentaires (lecture de Gérard Cartier)
Élégies documentaires

→ Janvier 2001 | Muriel Pic, Affranchissements

■ Voir | écouter aussi ▼

Le Sang de bêtes, Un documentaire de Georges Franju
→ (sur le site des éditions Macula) la fiche de l’éditeur sur Élégies documentaires
→ (sur CCP, Cahier critique de poésie) une lecture d’Élégies documentaires, par Jérôme Duwa
→ (sur le site de France Culture) Muriel Pic, décrire ou hanter
→ (sur Diacritik) Les montages documentaires de Muriel Pic : En regardant le sang des bêtes, par Laurent Demanze
→ (sur etudiants.ch) Muriel Pic: Lire est un acte critique, un acte civique (Fragments d’entretien avec Muriel Pic)
→ (sur Babelio) une notice bio-bibliographique sur Muriel Pic

ANNE  WEBER

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→Auguste, Le Bruit du temps, 2010 (Lecture d'Angèle Paoli)
Bio-bibliographie 


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