Anguéliki Garidis / Le lézard aux yeux bleus / Lecture d'Angèle Paoli

Publié le 14 juin 2024 par Angèle Paoli

Anguéliki Garidis, Le lézard aux yeux bleus,
Illustrations de Danielle Dénouette
Éditions Pétra 2024

Lecture d’Angèle Paoli

 

Photo: © Anguéliki Garidis / Facebook    

Un roman de poésie

J’ai découvert Le lézard aux yeux bleus et son autrice, Anguéliki Garidis grâce à mon ami Guidu Antonietti di Cinarca. Lequel veille à mes côtés à la bonne marche de Terres de Femmes. Et je l’en remercie. Faisant ensuite des recherches sur ce beau titre et sur Anguéliki Garidis, « docteur en sémiologie du texte et de l’image », je suis tombée sur une page FB de France Burghelle-Rey. Ma curiosité s’est aussitôt éveillée. Le livre, illustré par Danielle Dénouette et édité par les éditions PÉTRA, antérieurement reprises par notre amie disparue, la poète Jeanine Baude, m’est parvenu dans la foulée. J’ai pensé que c’était un signe, un signe du « lézard bleu » qui se faufile entre les pages. J’ai lu le livre d’une traite, d’emblée intriguée par son titre aussi mystérieux que poétique.

Mystérieux, le récit l’est resté longtemps au cours de la lecture, quasi jusqu’à son dénouement. De fait, sa structure labyrinthique – pourtant organisée selon une progression en cinq étapes, de « L’œuvre au noir » à « L’arc-en-ciel », en passant par « L’œuvre au blanc », « L’œuvre au jaune » et « L’œuvre au rouge », égare la lectrice, prise dans une alternance de personnages, de couleurs, de formes, de paysages, d’animaux dont les liens et les rapports, même s’ils existent explicitement, ne se dévoilent, tant est subtil leur entrelacement, que peu à peu et gardent leur force secrète. Anguéliki Garidis maîtrise l’art du suspense. Il y a en effet, dans le lacis des figures – signes, images, mythes et références –, dans le dessin qu’elles semblent tracer dans les linéaments du récit, quelque chose du « lemniscate de l’infini », symbole communément associé à l’éternité et à l’amour. Également décliné à l’infini par Anguéliki Garidis.

Ainsi de Stella, la joueuse de flûte, frôlée dans ses déambulations nocturnes par deux chatons :

« Lorsqu’elle se relève, ils la précèdent, déroulant devant ses pieds un tapis invisible, marchant en spirale, se frôlant à chaque boucle, dessinant une double hélice. » 


Ou ailleurs, chez Michael, dans les paroles que l’Ancien lui adresse :

« Je le perçois en toi, ce désir… Tu tournes autour des initiés, hommes et femmes, qui peignent leur Rêve sur l’écorce, sur les pierres ou sur la toile, et je remarque ton regard qui se fige soudain et se retourne sur lui-même. » 


Ou encore, plus loin mais toujours avec Michael :


« Ce sentiment de paix, il l’avait ressenti dans le Wannsee. Dessiner des cercles dans l’eau en jetant des cailloux… Les cercles concentriques, il les retrouve ici, dans ces peintures faites d’infinie patience. Les points d’eau sur la toile ont la même forme que les ronds dans le lac qui allaient en s’agrandissant, jusqu’à s’effacer de la surface et n’être plus qu’un frémissement se confondant avec la caresse de la brise. » 


Mais aussi chez Hélène, de retour à Paris :


« Retrouvant sa ville, se perdant dans ses méandres, elle fait inconsciemment la traversée de ses cercles et se retrouve toujours au cœur de l’escargot, sur l’île de la Cité… Notre- Dame, centre sacré de l’escargot secret… l’escargot… ce petit animal fragile a entraîné dans sa spirale nombre de rêveurs… » 


Ainsi en est-il à nouveau de Stella :

« Tandis qu’elle se repose, les yeux fermés, la tête contre l’épaule musclée du lion de marbre, un air de flûte, répétitif, se glisse d’une fenêtre entrouverte, de l’autre côté du pont… Tandis qu’elle écoute, sa main frôle l’épaule du lion, et ce que ses yeux n’avaient pas remarqué, ses doigts le sentent. Inscrites sur la chair de la pierre, des lettres qu’elle ne peut déchiffrer. L’écriture tourne sur elle-même, les phrases s’enroulent. Elle avait vaguement entendu parler de ces runes gravées sur le lion de l’Arsenal, mais elle n’y avait pas prêté attention. » 

De même qu’il y a cinq étapes dans le récit, il y a aussi cinq personnages. Cinq jeunes adultes, deux femmes trois hommes, qui se succèdent en alternance et que seuls leurs prénoms permettent d’identifier et de suivre dans les arabesques de leur histoire, bifurcations et croisements de voies/voix, les uns / les unes avec les autres. Chaque changement de point de vue, de décor et de protagoniste, étant marqué, en bas de paragraphe, par une étoile, il suffit dès lors de suivre cette alternance à partir des prénoms de chacun. Hélène, Michael, David, Stella et Ilias. C’est avec Hélène, parisienne et professeur de lettres que s’ouvre le récit. Et c’est avec elle qu’il se clôt. S’il commence dans la grisaille d’une stagnation sans horizon, il se termine pour la jeune femme dans la lumière. Son attente est récompensée : « Le grand Pan n’est pas mort ! » « Écrire, dit-elle… », aux accents durassiens. Il en sera de même de ses comparses, qui suivront une évolution semblable, du négatif au positif.


Ce qui relie à la manière de racines souterraines chacun des protagonistes, c’est leur quête. Une quête de soi, impérieuse et soudaine, impatiente et fiévreuse, nourrie par les déceptions que la vie moderne, ses débordements et ses exagérations, son bruit et sa fureur aveugles, engendre. De ces déceptions aux accents multiples – deuil, déception amoureuse, contradictions irréconciliables, travail épuisant et fatigue générale due à une civilisation exaspérante qui a perdu la boussole, naît le désir ardent de changement. Et avec lui, l’exploration de mondes nouveaux qui conduit vers l’ailleurs en passant par le voyage et les découvertes multiples qu’il fait lever, comme lève le levain en cours de cuisson. Non par le biais d’un tourisme débridé qui laisse les populations autochtones exsangues et derrière lui, les destructions innombrables. Mais bien, plutôt, une autre forme de voyage.

« Voyages au long cours et voyages minuscules, exploration des profondeurs infimes d’un territoire… »

Il s’agit pour chacun de retrouver une énergie vitale, enfouie sous la crasse pesante et noire d’une vie plaintive vidée de sens.


« Je suis en train, en ce pays lointain, de débroussailler ma vie… tout comme le feu est mis à la terre, en saison sèche, pour favoriser la germination des plantes », écrit Michael à son amie Hélène.


Pour Hélène, le débroussaillage passe par l’écriture. Une voie nouvelle s’ouvre, à laquelle Hélène aspirait depuis longtemps mais qu’elle ne s’autorisait pas à emprunter :

« Lorsque j’écris, j’ai l’impression d’exister, dit Hélène à David. Tout s’illumine autour de moi, même la grisaille se met à briller. Ecrire le matin enrobe la journée pour mieux l’accueillir, écrire le soir fait passer les choses de la vie par le tamis de l’écriture, adoucit le jour qui s’achève et apporte la paix à la nuit à venir. Une journée sans écriture est une journée perdue […] De ma rencontre avec un banc de dauphins sur les flots de la mer Egée, par une nuit d’automne, a surgi mon désir d’écrire, et maintenant, en moi, a commencé la gestion d’un livre… Quand sera-t-il mûr, prêt à être lu, je ne le sais pas encore… » 
D’ailleurs, Hélène n’égrène-t-elle pas sur les pages des poèmes brefs, proches du haiku ?


« Ciel argenté
Mer émeraude perlée de blanc
S’abreuver de beauté. »

Quant à la « double et multiple » Stella, vagabondant désormais dans les déserts pierreux d’Islande, et « [D]essinant des spirales avec le galet sur la roche » elle « découvre que de la friction de la pierre sur la pierre naît le chant du vent, brise et ouragan. Alchimie naturelle. Du son cristallin des blocs de glace a surgi l’aiguillon de la création, et maintenant les éléments, s’unissant, lui offrent tous ensemble l’idée d’une fugue… d’une fugue à deux, à trois ou à cinq voix… Art minimal, tout près de l’essence des étoiles. »

Car le ciel aussi et l’univers stellaire ont leur langage propre et leur influence sur les êtres. Ils tracent leurs signes oniriques sur la terre, échos précieux qu’il faut apprendre à déchiffrer :


« Lorsque les nuées laissent place à l’étendue bleue, une île en forme de poisson s’offre pour elle seule. N’est-elle pas née sous ce signe double qui promet l’éternité ? » interroge Hélène, perdue dans sa rêverie, entre ciel terre et mer.

Ainsi, de l’exil librement consenti et du voyage, naissent les rencontres et les découvertes, amours imprévisibles et création. Le monde antérieur et ses certitudes dérisoires se craquèle et vacille. Il laisse place à d’autres possibles, remettant en question les acquis que l’on croyait souverains et éternels, pourvoyeurs cependant de sévères désillusions. L’argent, le travail et ses contraintes, la course effrénée à la réussite sociale passent au second plan, dès lors que chacun accepte de se remettre en question et de jouer le jeu de l’imprévu. Les existences vides et absurdes s’éloignent, qui laissent place à l’imagination créatrice et à la lumière. Ainsi de Michael le berlinois. Porteur d’un passé historique lourd, il est parti vivre un temps au fin fond de l’Australie. Il découvre chez les Aborigènes qui l’accueillent, l’authenticité de coutumes ancestrales qui le relie avec eux au cosmos et à la nature. De retour en Europe, il se lie à Ilias, jusqu’alors errant « dans les brumes de l’ennui et du désespoir ». Ilias qui cherche désespérément, dans sa nuit solitaire et dans ses errances, son ami Gabriel, tué pour des raisons obscures, et enterré dans un petit cimetière de Mexico. Ses pérégrinations le conduisent jusque chez les Aztèques, à la recherche de « l’inframonde », tenu secret dans les pyramides. Ilias cherche à comprendre. Mais ses interrogations demeurent sans réponse :

« Au sommet de la montagne de pierres, Ilias se recueille. Tous ces sacrifices humains, sur ces marches… tout ce sang versé, ces cœurs arrachés… Pourquoi ? Pourquoi ? Pour faire tourner le monde ? »

Plus tard, « par une froide aube de novembre… », on retrouve Ilias à Pékin, en observateur amusé des mœurs nouvelles. Un langage caché se révèle à travers des gestes dont il perçoit toute la richesse :


« C’est cela qu’ils font, debout sur le tapis de feuilles morte, ils imitent les arbres, ils sont une forêt, le sommet de leur tête attiré par le ciel, leurs pieds ancrés au sol. Des racines invisibles s’enfoncent pour recueillir le suc de la terre et faire germer l’apaisement. »

Avec ce chassé-croisé de récits, se desserre l’étau du temps et se dissolvent les frontières. Paris, la Grèce, Jaffa, Berlin, Padoue, le Mexique et l’Australie, la Chine et l’Islande, se côtoient et se fondent en une suite de paysages où se croisent nombre d’« écrivains voyageurs ». « Change-t-on d’identité en voyageant ? » s’interroge Hélène la lettrée. « Transporte-t-on avec soi son pays comme une ancre ? Se transforme-t-on en chemin ? »


Il semble bien qu’au fil des pages se dessine une réponse. Ainsi en est-il pour Ilias - guéri de son deuil - et pour Michael. Qui « partent ensemble en Grèce, à la recherche d’un lieu où ils pourraient construire un restaurant… Un restaurant d’art, qui pourrait parfois devenir un lieu alternatif, accueillant musique, théâtre ou soirées poétiques, au gré des rencontres et des possibilités. »

De son côté, David, artiste excédé par les excès de religiosité qui pèsent sur Jaffa, obsédé par le poids d’un passé dont il ne parvient pas à se libérer, rêvant d’une Méditerranée pacifiée et des deux peuples meurtris réconciliés, transpose pour une exposition au Japon, les errances de la « langue des Kabbalistes » dans une « installation qu’il a nommée « Gematria japonaise ». Une « Gematria inversée. » Sa rencontre dans une galerie d’art à Tokyo avec Hélène lui ouvre un nouvel horizon. Il confie à la visiteuse les souffrances indicibles qui sont les siennes. Elle lui parle de la beauté de la nature et des fleurs en particuliers. Ils échangent sur Hokusai. Il lui parle du Nouvel An des arbres en Israël. Elle lui parle de la fable romaine de Pasolini, Uccellacci e uccellini. Elle évoque pour lui la disparition des lucioles. De leur visite dans un temple, ils retiennent l’art japonais de la restauration des cicatrices sur une céramique brisée. Un travail tout en délicatesse. C’est là l’occasion pour David d’évoquer une « théorie de la mystique hébraïque selon laquelle des vases cosmiques brisés attendent d’être restaurés. » L’entière philosophie du monde se tient dans ce Tsimtsum, lequel guide l’homme sur la voie de la résilience. « Le retrait de Dieu fait entrer l’homme dans l’immortalité. L’immortalité de ses actes », écrit Marc-Alain Ouaknin dans Zeugma.

« En réparant à l’aide de la poudre d’or les vases brisés, les Japonais font un geste symbolique sui des rapproche du Tikkun. Il me semble que la réparation exprime quelque chose sur l’éthique japonaise de la vie, sur la capacité de résilience des Japonais. »

À son retour à Jaffa, David retrouve la guerre et le poids du réel. Mais il y redécouvre aussi les « Minuscules merveilles » qu’il avait cessé de voir.

« David se sent vivant, vibrant, moins éthéré. Il voit plus clairement les contours du monde, perçoit tout de façon amplifiée, comme une femme enceinte, et ses sens se sont comme affinés. Une nouvelle œuvre est en train de mûrir en lui, il le sent…plus proche du monde sensible, moins abstraite… Il ne sait pas encore quelle forme elle prendra, mais il la perçoit monter en lui, grandir, affleurer à la surface … »


Lassé de la monochromie d’un monde factice, chacun invente peu à peu son propre chant. Retrouve le goût de la vie et celui du sens. Des sens. Le lézard bleu lui, se faufile, semant les signes sur la page blanche devenue noire. Jusqu’à l’arc-en-ciel final lequel détermine les formes multicolores rêvées par Hélène et donne sens à son désir :


« … écrire un roman exalté par les sens, une construction où les couleurs et les parfums auraient une vie propre, aussi importante que les péripéties des personnage… un roman de poésie. »

Anguéliki la chamane, versée dans la lecture des signes, comme Hélène à qui elle confie sa voix et la complexité du monde qui est le sien. Ésotérique, onirique. Éminemment poétique.

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 Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
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