Geoff Dyer confie être retourné deux fois à Turin, en novembre 2017 puis en juillet 2019. Conséquence d'une série de contretemps, il ne parvient cette année-là à son hôtel qu'aux alentours de minuit. N'ayant alors rien vu de la ville, il dépose ses bagages et ressort dans les rues quasi désertes. Il se trouve qu'un promeneur solitaire converge comme lui près d'une fontaine publique : " Il n'y avait rien de menaçant dans cette presque rencontre ; la présence intermittente d'autres êtres humains ne faisait qu'ajouter à cette impression de solitude qu'on eût dite tout droit sortie d'un tableau de Chirico. Je n'ai jamais éprouvé aussi puissamment le sentiment distinct de me promener dans l'oeuvre d'un artiste que cette nuit-là, en déambulant sur la piazza Vittorio Veneto. Je n'avais encore jamais pris conscience du côté Chirico de Turin auparavant, toutes les fois où la foule dans les rues empêchait la réalité de la ville de verser dans une dimension onirique." (p. 96)
Les derniers jours de Roger Federer comporte sept photos noir et blanc, en comptant celle de la couverture où l'on voit Jack Kerouac s'écoutant parler à la radio. Parmi ces sept, la reproduction de Turin printanier, tableau de Giorgio de Chirico (1914). Tableau qui représente la piazza Carlo Alberto où Nietzsche se jeta au cou du vieux cheval humilié. Dyer rapporte qu'en 1910, à l'âge de vingt-et-un ans, Chirico écrivait à un ami : "Je suis le seul à avoir réellement compris Nietzsche - tout mon travail le démontre." " Ses écrits, poursuit-il, sont saturés d'expressions, d'intuitions et de symboles dérivés en droite ligne de Nietzsche. [...] Ses descriptions de lieux nous incitent constamment à éprouver de manière intuitive quelque chose de visuellement équivalent à l'Eternel Retour : "La galerie est ici pour toujours. Ombre de droite à gauche, vent frais qui entraîne l'oubli, écrit-il dans "Méditations d'un peintre". Tous les dieux sont morts."
Frédéric Pajak, dans L'immense solitude, consacre également un chapitre, qu'il intitule Zarathoustra & Pinocchio, à Chirico dans l'ombre de Nietzsche. Chapitre qui s'ouvre avec cette citation de Chirico, tiré de L'art métaphysique, 1911-1913 : " Il y bien plus d'énigmes dans l'ombre d'un homme qui marche au soleil que dans toutes les religions passées, présentes et futures." La plupart des dessins sont alors réalisés d'après des oeuvres du peintre. Ainsi, page 276, le Turin printanier de 1914 :
Pajak cite ensuite de larges extraits des textes de Chirico :
"C'est Turin qui m'a inspiré toute la série de tableaux que j'ai peints de 1912 à 1915. A la vérité j'avouerai qu'ils doivent également beaucoup à Frédéric Nietzsche dont j'étais alors un lecteur passionné. Son Ecce Home, écrit à Turin peu avant qu'il ne sombrât dans la folie, m'a beaucoup aidé à comprendre la beauté si particulière de cette ville. [...] A Turin tout est apparition. On débouche sur une place et on se trouve en face d'un homme de pierre qui nous regarde comme seules peuvent regarder les statues. Parfois l'horizon est limité par un mur derrière lequel s'élève le sifflement d'une locomotive, la rumeur d'un train qui s'ébranle : toute la nostalgie de l'infini se révèle à nous derrière la précision géométrique de la place. Ce sont des moments inoubliables que nous vivons quand de tels aspects du monde, dont nous ne soupçonnions même pas l'existence, apparaissent soudain, nous dévoilant les choses mystérieuses qui se trouvent là, à notre portée, à chaque instant, sans que notre vue trop courte puisse les distinguer, nos sens trop imparfaits les percevoir."
A Turin tout est apparition. Cette phrase de Chirico me renvoie au diariste des apparitions, Daniel Sangsue, dont nous avons vu qu'il était venu à Turin la même année 2013 que Geoff Dyer, titrant à la date du 3 janvier, Turin, ville de fantômes. J'ai depuis terminé la lecture de son Journal d'un amateur de fantômes, et relevé une mention de Chirico au 22 décembre 2016 :
" A propos de fantômes et de portes, Breton note dans un article sur De Chirico recueilli dans Les Pas perdus : Toutefois Chirico ne suppose pas qu'un revenant puisse s'introduire autrement que par la porte. C'est une allusion à une scène racontée dans La Révolution surréaliste (n°7, 15 juin 1926) : Aragon, De Chirico et Breton étaient attablés dans un café de la place Pigalle quand entra un enfant venu pour vendre des fleurs. Chirico, le dos tourné à la porte, ne l'avait pas vu entrer et c'est Aragon, frappé de l'allure bizarre de l'arrivant, demanda si ce n'était pas un fantôme. Sans se retourner Chirico sortit une petite glace de sa poche et après y avoir longuement contemplé le jeune garçon, répondit qu'en effet c'en était un. La reconnaissance des fantômes sous les traits humains, il y paraît bien exceptionnellement exercé [...]" (p. 274)
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PS : Cherchant sur Google avec la requête "Breton + Chirico + pas perdus", je tombe en premier résultat sur l'article de Dominique Rabourdin sur En attendant Nadeau, Le premier Breton, où il rappelle qu' " En février 1924, les éditions Gallimard publient dans leur nouvelle collection " Les Documents bleus ", sous le titre Les pas perdus, un recueil de vingt-quatre articles d'André Breton écrits entre 1917 (" Guillaume Apollinaire ") et 1923 (" La confession dédaigneuse ")." Cet incipit est aussitôt suivi d'un tableau de Chirico, La gare Montparnasse (1914).
Plus encore que cette retrouvaille avec Chirico, c'est la date de publication de l'article qui me retient : 7 janvier 2018. Encore une fois, la date anniversaire de la mort de Marie, ma petite soeur. Déjà rencontrée dans le dernier article, A la fin tout devient poésie.
Pour en terminer vraiment, le clip de mes amis de Voodoo Skank, que l'algorithme me proposa juste après la vidéo sur Enrico Rava. Une apparition en somme tout à fait bienvenue.