Witkiewicz le visionnaire

Publié le 23 août 2008 par Jlk

Un génie multiforme
Dans la littérature européenne du début du XXe siècle, l’œuvre de Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939), et plus précisément les deux formidables romans fourre-tout que sont L’Adieu à l’automne et L’Inassouvissement, font figure de géniales prémonitions annonçant à la fois les séismes proches et les multiples aspects de la société nivelée que nous connaissons.
Romancier et philosophe, dramaturge prolifique, pamphlétaire et peintre, celui qu’on appelle Witkacy pour le distinguer de son père, lui aussi peintre de renom, incarne sans doute l’un des esprits les plus lucides de son époque, avec tous les déchirements que cela suppose, vécus jusqu’en leurs dernières extrémités : voyant en effet se réaliser ses prophéties, caractérisées notamment par la montée des totalitarismes et l’avènement de l'homme nouveau dont la folie serait d’être absolument normal, il se donna la mort en lisière d’une forêt lors de l’invasion soviétique et allemande conjointe de la Pologne, en 1939.
« Toute la Pologne, écrit Alain von Crugten, son traducteur français, porte aux nues cet ex-enfant terrible qu’on considérait naguère d’un œil furibond ou amusé. On est fier à présent de la compter parmi les phénomènes les plus originaux et les plus représentatifs de l’avant-garde littéraire et artistique européenne des années vingt, on s’enorgueillit de le voir découvert enfin dans le monde entier, de voir ses romans – le magistral Inassouvissement et le non moins étonnant Adieu à l’automne – traduits en plusieurs langues et reconnus comme l’une des plus fascinantes expressions du désarroi intellectuel du XXe siècle… »
Ce qu’il faudrait ajouter, c’est que l’œuvre de Witkacy dépasse de loin le cadre strict des années vingt, et qu’aujourd’hui encore nous découvrons notre propre monde sous la lumière crue de son extravagante et douloureuse lucidité. Prince-artiste de la Renaissance transporté à l’époque des cartes perforées, géant (il mesurait près de deux mètres) immensément cultivé, bohème connu par ses frasques et son mépris du bourgeois, Witkacy est aussi un penseur vivant, dans sa chair, la tragédie du début de notre siècle, tant était grande sa capacité de tout deviner, de tout sentir, de tout extrapoler comme le firent, à leur manière propre, un Orwell ou un Zamiatine. Aux « hommes du futur » que nous sommes, Witkacy lançait cet avertissement, dont nous pouvons mesurer aujourd’hui la justesse : « Vous êtes au pouvoir d’une machine qui vous échappe des mains et qui grandit comme un être vivant, qui mène une vie autonome et doit finir par vous dévorer ».
Paru en 1927 à Varsovie, L’Adieu à l’automne se situe dans un futur indéterminé (notre présent, à peu de choses près), l’action se développant de tous les côtés à la fois, autour du personnage central, Athanase Bazakbal, « garçon très pauvre, d’une bonne vingtaine d’années, splendidement bâti et d’une beauté peu ordinaire… » Au début, le lecteur peinera peut-être à démêler les nœuds, entortillés souvent avec une malice parodique, des fameuses « conversations essentielles » qui truffent la relation des aventures érotiques, sociales et politiques des héros. Très vite, cependant, l’envoûtement se produira, découlant non du raffinement de l’écriture, qui en est absolument dépourvue, mais de l’extrême tension de chaque phrase et de l’aspect brut d’un discours à la fois hypertripal et hypercérébral, d’une extraordinaire pouvoir de suggestion plastique.
Tout dire et tout de suite, avant que le ciel ne nous tombe dessus : telle semble être la préoccupation majeure de Witkacy, qui se moque de tous les canons esthétiques avec une splendide désinvolture. En entrant chez lui, vous aurez ainsi le sentiment de vous plonger dans un monstrueux organisme vivant où vous reconnaîtrez, bientôt, les mouvements de votre plus intime personne physique ou psychique et, de loin en loin, où vous découvrirez tous les éléments et les personnages d’un drame touchant à tous les univers, et se manifestant aussi bien par le cancer biologique que par l’effondrement des édifices conceptuels, en passant par les transes de l’affaissement éthique ou de la décadence de l’art.
Si Witkiewicz ne prend pas des pincettes stylistiques pour s’exprimer, c’est que la matière traitée ne peut être « dite » et saisie que dans la plus grande immédiateté, comme sa peinture, visant la "forme pure", semble brasser les masses ("psychédéliques" avant la lettre) du subconscient hyperconscient en furieuse fusion...
L’Europe en décadence, dont Witkacy décrit les milieux intellectuels et artistiques avec une verve endiablée, se retrouve dans L’Inassouvissement , grande polyphonie catastrophiste finissant par l’invasion de l’Occident livré aux hordes des communistes chinois. Si les héros de L’Adieu à l’automne, déjà, semblaient livrés à un destin les écrasant ou les aliénant l’un après l’autre, ceux de L’Inassouvissement sont plus encore piégés, qui se débattent comme des insectes dans les mailles du filet social (l’histoire se passe en Pologne, dernier bastion d’un libéralisme décadent, au milieu d’une Europe bolchévisée).
Mais un élément nouveau, qui nous rappelle – ô combien - , la vogue actuelle des fausses mystiques et de la drogue, se trouve cristallisé par la doctrine de Murti Bing, système pseudo-philosophique (le New Age pressenti en 1920...) d’origine mongole qui peut être assimilé par voie organique : une petite pilule, et tous vos problèmes s’effacent ; vous devenez un être en pleine harmonie, prêt, entre autres, à être utilisé par le régime politique idoine. C’est ainsi que toutes les personnalités hors norme de L’Inassouvissement, du jeune homme plein d’avenir au musicien génial, et de la princesse érotomane au logicien (il y en a ainsi une vingtaine, tous plus surprenants les uns que les autres), se verront phagocytées par le monstre social. Après l’envahissement de la Pologne par l’Armée orientale, passés au service du nouveau système, ils composeront qui de belles marches « socialement utiles » et qui de glorieux poèmes à la gloire de Murti Bing devenu suprême idéologie.
Le tableau a beau être forcé (mais l’est-il vraiment tant que ça ?), il nous contraint, en chacun de ses détails, à la réflexion et au débat. Qu’il parle de bonheur généralisé ou de religion déchue, de morale ou d’esthétique, Witkacy ne nous laisse en effet aucun répit ; pas une phrase pacifiante, pas un mot d’échappatoire. Il y a, bien sûr, déséquilibre : mais proportionné au monde que nous connaissons, où la philosophie, la religion et l’art – sans lesquels, affirmait-il, la vie est sans valeur – sont de plus en plus tenus pour des fariboles surannées.
Toute satire, et combien échevelée en l'occurence, révèle une insatisfaction, un malaise, une nostalgie. La règle s’avère à la lecture du théâtre de Witkiewicz où culmine la tendance à la parodie. Ainsi Alain van Crugten y voit-il « l’un des grands fondements du ton Witkacy si singulier, basé en grande partie sur un mélange extraordinaire de gravité et de burlesque. » Sous les dehors souvent invraisemblables et touffus de ses pièces, le dramaturge a en effet des choses très précises à dire, qui se rattachent toutes au fond de sa pensée.
« Pour Witkiewicz, écrit encore van Crugten, la pire catastrophe qui menace l’humanité est la mécanisation de la pensée, qui doit nécessairement suivre la mécanisation de toute la vie moderne, que seul l’art peut compenser.
En conclusion à sa postface au dernier volume paru du théâtre de Witkiewicz, Alain van Crugten se pose une question, qui nous renvoie à la problématique globale de l’écrivain que Witold Gombrowicz taxait, non sans amicale perfidie, de « graphomane de génie » : « Son théâtre », écrit van Crugten, (et nous pourrions ajouter : son art et son oeuvre) peut-il contribuer à combler le vide de cet univers sans âme qu’il annonce ? Encore faudrait-il vérifier que ses drames, avec leur forte dose de dérision, ne se prêtent pas uniquement à un jeu comique sans profondeur. Mais peut-on faire en sorte que le grotesque et la parodie moderne agissent sur tous à la manière de la tragédie antique ? Peut-on arriver à la catharsis par la parodie ? »
Ce qu’il y a de sûr, pour ce qui touche à L’Adieu à l’automne et à L’Inassouvissement, c’est que Witkiewicz, aujourd’hui encore, reste à beaucoup d’égards « en avant », alors que tant de prétendus avant-gardistes ne font que réchauffer les vieilles soupières du confort intellectuel.
Les romans, le théâtre et les essais de Witkacy sont tous publiés aux éditions L’Age d’Homme.
Autoportraits photographiques et peints de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, et sa « maison sur la hauteur » de Zakopane.