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Michèle Finck / Prix Vénus-Khoury-Ghata 2024

Publié le 02 juillet 2024 par Angèle Paoli

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Portrait de Michèle Finck   Source 

Le Prix Vénus-Khoury-Ghata 2024 est décerné à Michèle Finck le 19 juin à Paris

Les membres du jury Vénus-Khoury-Ghata, Pierre Brunel, Claude Ber, Béatrice Bonhomme et Hélène Fresnel sont heureux de vous annoncer que le prix Vénus-Khoury-Ghata a été décerné à Michèle Finck, pour son recueil La voie du Large. Ce prix a été remis ce 19 juin 2024, dans le cadre verdoyant et lumineux de l’Hôtel La Perle, que nous remercions chaleureusement pour son accueil. De nombreuses personnes ont pu écouter les discours du jury et la prise de parole de la lauréate. Cette dernière, avec authenticité, profondeur et sensibilité a offert un aperçu précieux de l’atelier de son écriture.

C’EST TOUT D’ABORD CLAUDE BER QUI PREND LA PAROLE :

« Conformément à la volonté de sa fondatrice et présidente, la poétesse Vénus Khoury Ghata, le prix Vénus-Khoury-Ghata a pour vocation de contribuer à la visibilité de la création poétique des femmes. C’est, avec un grand plaisir, qu’aujourd’hui le jury remet son prix à Michèle Finck pour son ouvrage La Voie du large paru aux Éditions Arfuyen, dont la cohérence et la richesse ont retenu notre attention.


Son architecture en sept parties précédées d’une sorte de prologue introductif se distingue par l’alliance d’une unité de ton et de thèmes qui en structure le parcours et d’une diversité formelle déployant un ample éventail stylistique qui va de la prose narrative au vers, du poème ample à la fine esquisse, explorant la fragilité du « peu certain » et la vulnérabilité de la condition humaine, autour duquel « danse » le poème, lui-même placé sous le signe de l’incertitude.
Le lecteur est convié à un cheminement méditatif en quête ou en questionnement du divin, à un « de profundis clamavi » face au silence de Dieu, dans une posture à la fois « arc-boutée au doute » et ouverte à des moments de grâce, instant de vie transfigurée par la contemplation de la mer « dont chaque goutte fait don de l’absolu » ou par la communion avec la musique, les arts et l’écriture.


Trois motifs majeurs tissent la trame du texte : la mémoire des morts, le présent confiné de l’épidémie et le temps intemporel du geste artistique qui relie à ce large, cet Ouvert aurait dit Rilke, que lui seul fait tressaillir au cœur du doute.
Le poème est tombeau au père perdu et à Gisèle, l’amie morte un vendredi saint, mais aussi à tous ces morts emportés par la covid, aux migrants noyés en mer quand, le deuil des morts personnels que la poète « porte dans son ventre », s’élargit à une compassion incluant tous les disparus, les anonymes comme ceux et celles qui ont laissé trace et avec lesquels se noue un dialogue intense.


Ce sont alors lettres-poèmes adressées à Rilke, Nelly Sachs, Celan, Ingeborg Bachmann, Marina Tsvetaieva, Boris Pasternak ou Emily Dickinson. Ce sont les notes de Berg, Honegger, Bach, Chostakovitch, Schubert qui envahissent celle qui dit « avoir une oreille à chaque doigt ». Ce sont Caravage, Dürer ou Rembrandt et bien d’autres encore, nullement convoqués par seule érudition, mais peuplant l’espace intérieur et mêlés au quotidien de la vie, aux figures du boulanger et de la boulangère quand la déambulation dans un Paris renaissant égrène, au fil des rues, chargées de tags et de graffitis, souvenirs de Verlaine ou de l’ami suicidé d’Ungaretti, silhouettes de commerçants, de sans-abris, de réfugiés.
Au centre du poème réside « cette blessure ouverte » qui relie à tous ceux qui souffrent et s’il se penche sur des fragments d’autobiographie et de souvenirs d’une radiophile qui entend Dio dans radio et la nimbe d’une magie divinatoire, c’est pour s’ouvrir d’autant plus à la présence de l’autre et au sentiment cosmique qu’une vie humaine n’a de sens que traversée par ce qui la dépasse.

« Est-ce ça un destin de poètes, interroge l’auteure, échanger avec l’autre quelques signes dans la nuit. Parfois se frôler d’étoiles. Puis/ disparaître seul chacun de son côté ? »

Quoi d’autre que ces signes fugaces quand la condition humaine est « ne plus avoir pied » comme le chuchote la poète à l’enfant, qui se baigne, soudain affolé de, sous lui, la profondeur de l’eau ?
Ce sont ces signes incertains, mais obstinés qui sous-tendent ce livre rappelant que le poème est dialogue, avec soi, avec le monde, avec les vivants et les morts, avec une transcendance dont se dissimule le visage.
S’y rassemblent les multiples facettes de Michèle Finck, avant tout poète, mais aussi musicienne et encore chercheuse universitaire, traductrice de Trakl et de Rilke, exploratrice des relations entre poème musique danse, et dont le colloque avec les arts et la littérature nourrit l’inspiration. Le poème « une poignée de main » disait Celan, buée, ébauche, haleine répond Michèle Finck.
Le trajet spirituel, interrogeant à la fois le sens de notre destinée et celui de l’écriture, unit le doute et l’espoir autour de la fragilité et reste sans réponse univoque, seulement tourné vers un large qui appelle ce « souffle central », ce pneuma grec ou ce ruah hébreux signifiant à la fois respiration et esprit.
« Peut-être » en est le dernier mot, - « garder toujours dans la main un pétale de peut-être »– quand ce « « peut-être », dont la poète célèbre la jubilation « Est L’ombre Portée Du Souffle Central » et quand c’est dans cette ombre liant espérance et incertitude que s’accomplit « la grâce éphémère » du poème.


Il faut lire ce livre dans son entier pour en recevoir la « grâce éphémère », quand jamais aucune parole sur le poème ne peut atteindre à ce que lui seul dit et que chaque poète doit découvrir singulièrement, quand chacun doit trouver « sa manière unique » tracée à la gomme ou à la craie friable, son « âpre ébauche » « précaire, gauche, inaboutie. » « L’âpre ébauche » de Michèle Finck a trouvé, dans ce livre, sa voix et tracé sa voie vers un « Large » qui ouvre à toutes les dimensions à tous les partages.
C’est à ce partage du Large que je vous invite en donnant la parole aux membres du jury qui souhaiteraient aussi, comme je viens de le faire bien trop brièvement, renvoyer à Michèle à peine un mince écho de la lecture de son livre ».

BÉATRICE BONHOMME TIENT AUSSI À RENDRE HOMMAGE À LA LAURÉATE :
« Il existe entre Michèle Finck et moi, depuis de nombreuses années, une sorte de connivence, de complicité, compagnonnage littéraire nourri par des passions communes pour des poètes qui nous sont communs : Pierre Jean Jouve, Yves Bonnefoy ou Salah Stétié. Nous partageons aussi le goût de l’enseignement et de la transmission de la poésie et de l’art vers les jeunes générations.

Enfin, je dirai que nous sommes toutes les deux habitées par un grand amour de la langue dont participe de façon fondamentale l’œuvre de Vénus Khoury-Ghata, qui témoigne dans notre contemporain d'une invention formelle originale forgée par l’enchevêtrement des images, la texture musicale du poème, les reprises et enchaînements, les ruptures inattendues et cette densité eurythmique. Les circonvolutions enveloppantes mettent la langue sens dessus-dessous dans le tracé d’une spirale, l’œuvre de Vénus Khoury-Ghata ne s’appuyant pas sur un fondement linéaire. Elle se profile dans le regard du lecteur, comme une silhouette courbe, tournant sur elle-même telle une musique qui creuse infiniment le temps. Dans ce chant voué à l'interminable, l’autrice fait du livre une psalmodie. Ainsi le texte de Michèle Finck La voie du large s’inscrit-il dans un héritage littéraire, niché qu’il est dans une mémoire généralisée, mur de textes légendés, où la création s’engendre d’une lecture et d’une réécriture de textes antérieurs. La poésie s’invente ici à partir d’une généalogie interne.

Le prix Vénus-Khoury-Ghata décerné chaque année à une femme poète est cher à notre cœur et je suis particulièrement heureuse d’appartenir à ce jury qui permet de mettre en valeur la poésie des poètes femmes, à laquelle j’ai consacré de nombreux numéros de la revue NU(e). Très fière donc de décerner, sous la présidence de Vénus Khoury-Ghata, et avec Claude Ber, Hélène Fresnel, Pierre Brunel, ce prix prestigieux à Michèle Finck pour La voie du large, paru aux éditions Arfuyen en 2023 avec en frontispice l’œuvre de Caroline François-Rubino, intitulé Les Nuages rouges, sans doute en hommage à Yves Bonnefoy, père spirituel de la poète.

Michèle Finck insiste dans son œuvre poétique sur trois points : la poésie et son lien à la musique ; la place de la poésie étrangère et de la traduction ; l’inconscient et la mystique. Elle comprend la phrase poétique comme un « phrasé », en termes de travail exigeant de la matière sonore et rythmique de la langue. Le mot « rigueur », lui semble essentielle à propos de l’écriture du poème. Il y a même quelque chose de mathématique, au sens où musique et mathématique sont consubstantielles. C’est aussi cela « L’âpre ébauche », véritable art poétique qui, dans la suite de Rilke, initie le chemin de l’ouvert dans une belle exigence :
[La poésie] tient compte aussi de la souffrance individuelle et historique qui est la nôtre aujourd’hui, et qui exige plus de pauvreté dans la langue, plus d’âpreté, de rugosité dans le travail de la matière sonore (Entretien avec Béatrice Bonhomme, 12 décembre 2021).
Michèle Finck, musicienne et musicologue, se place ainsi sous le signe d’un univers imaginaire sonore, « radio-talisman », radio qui recrée le nom et la présence. Pour elle, dans l’enfance et l’adolescence, l’appel des sons plus que des mots a posé les prémisses de la vocation poétique. La musique est également liée à la perte, au deuil et parvient à les transcender, redonnant le nom du père, « Finck », par la voie des ondes. Dans l’une des dernières œuvres de Berg : le concerto pour violon dit « À la mémoire d’un ange », qui commémore la fille morte d’Alma Mahler, ce qui émeut particulièrement la poète, c’est l’intrusion du choral de Bach « Es ist genug » dans la partition de Berg qui élargit la mémoire musicale du poème et resserre les liens entre la musique et la prière. Cette consubstantialité de la musique et de la prière, elle la ressent en effet avec intensité dans son recueil La voie du large qui rend compte d’un parcours profondément initiatique, celui des Stations du Christ. Dans Chant de la terre  de Jouve, que Michèle Finck entend en tant que diptyque qu’il forme, à ses oreilles, avec le poème d’Yves Bonnefoy « À la voix de Kathleen Ferrier », également dédié à « L’Adieu » du Chant de la terre de Mahler, la musique et la poésie exigent du lecteur-auditeur une ouïe grande ouverte, ce qui est aussi cette « voie du large ».
Le texte s’ouvre curieusement sur une minuscule chambre sous un toit perdu, où vit celle que j’appellerai « l’écrivaine », celle qui tisse depuis son intime, une voix universelle, celle de l’être humain. Et tout de suite intervient le terme de « destin », destin à accomplir, vocation comme celle qui est représentée dans le tableau Vocation de Saint Matthieu du Caravage, l’ange de la vocation porté dans le ventre « accomplir à tâtons / mains nues quelque chose comme une ébauche/ obstinée ». Oser « l’âpre ébauche », et cela par une creusée dans une langue particulière, cette langue donnée au doute qui place l’écriture dans la lignée de Pierre Jean Jouve, rappelons-nous En Miroir :
« De plus le Doute était contre moi au commencement. Il n’a jamais désarmé. Le doute de mes propres moyens en face de l’infranchissable difficulté de l’Art.»
Écoutons Michèle Finck :


« Le doute. Rugueux. Seul terreau de l’ébauche.
Fosse dans la langue. Alarme. Qui vive. » (p. 16)

La fille face aux parents affirme l’importance du doute :

« –Mais je donnerai ma langue
au doute ! articule la fille. »(p. 17)

La première brèche est celle de l’origine (p.18), la faille entre les parents, « douter de l’amour ? » « L’enfance / s’est effilochée dans le brouillard. » et le doute devient art poétique qui « Se confie au rythme ». La poésie s’écrira arc-boutée au doute. Les stations du Christ impriment la perte et le deuil, une empreinte du visage du Christ sur le suaire :

« Mais ta voix épuisée presque inaudible
d’enfant abandonnée me le dit : déjà
tu n’essaies plus. Quand as-tu renoncé ? »(p. 47)

Alors les larmes, larmes qui ne coulent pas et sont les plus profondes, dans cette écriture où se retrouvent unis les morts et les vivants dans le ventre du monde, dans le ventre de celle qui n’oublie pas et qui écrit :

« Mes éphémères mes morts
je vous porte
dans mon ventre.

Suis enceinte de vous tous » (p. 54)

La poésie de Michèle Finck est ainsi reliée à la vérité, lumière et grâce, au sens de décision de « ne pas oublier ». Elle est reliée au non conceptuel, le concept étant volatilisé par la force du souffle et de sa musique, qu’expriment le mot et sa connotation prélogique. La poésie reste ici indéfectiblement liée au cosmos, aux règnes aux forces élémentaires, aux morts et aux ancêtres, aux vivants et aux morts, aux générations, à la naissance et à la mort, à toutes les puissances incommensurables. Et le déconfinement, le départ vers l’ouvert permettent la rencontre d’un graffiti éphémère qui rayonne dans l’amour :

« quand je te vois
m’illumino
d’immenso » 

Et Michèle Finck, poète traductrice d’un monde sensible s’interroge

« Faut-il traduire :
je m’éblouis
d’infini ?

je m’illumine
d’immensité ? »

Il s’agit de lire, d’écrire, de prendre le large et de faire lien, d’une poésie offerte, dédiée à l’autre, poésie épistolaire, correspondance stellaire, lettre-poème à Emily Dickinson.

Et comme l’éternité de Rimbaud :

« Un
Goût
De
Mer

Natale » (p. 105)

Ou le Nada de Jean de la Croix et Pierre Jean Jouve :

« Loué
Sois-
Tu

Peut-être

Entre
Le vide

Et le rien

? » (p. 208)

Il s’agit de lâcher, de larguer au large les bulles soufflées par un enfant émerveillé, chorégraphie du geste de langue, cristal de rythme :

« La
Brasse :
Ce
Mouvement
Qui
Ouvre
Le
Large » (p. 109)

La poésie de Michèle Finck est ainsi d’abord, me semble-t-il, ce recours au « lieu commun », au lieu du commun, dans le sens non de ce qui est banal mais de ce qui est « commun » à tous, c'est-à-dire de ce qui fait « communauté », grâce à un chant partageable à travers des thèmes compris par tous comme l'amour, la finitude, la précarité, la condition humaine, la vie, la mort, la transmission, ce qui dit ainsi à la fois la singularité absolue et ce qui fait qu’elle est affaire de tous, affaire de condition humaine. Le moment où le moi se dit, c’est un moment impersonnel, le moment où l’amour, la mort se disent de façon intense, serrée, tenue, c’est un moment d’impersonnalité paradoxale. Ce qui se dit dans le poème, c’est ce qui est le plus singulier, cette émotion sans mesure commune, mais qui devient commune par les mots de la poésie, le plus incommunicable devenant aussi le plus commun. Il s’agit, d’amener l’absolu singulier dans les parages du commun. La poésie de Michèle Finck permet de créer du lien, du partage entre intime et communauté. La poésie est en quelque sorte la voix de l’anonyme mais elle est aussi un combat de l’humain contre tout ce qui veut l’asservir, intensité qui prend les risques du partage et de la solidarité, trajet spirituel, leçon de lumière, elle s’exprime dans les lieux d’une communauté refondée. Ainsi, la poète déclare qu’elle a été très touchée par une remarque de Jouve au détour d’un « souvenir » recueilli dans « Sacrifices ». Parlant de Rilke, il écrit : « Nous avions quelque chose en commun ». Michèle Finck, très proche de Rilke déclare :
Je suis sensible à ce « quelque chose en commun » entre Jouve et Rilke, qui résonne certainement aussi, dans son énigme même, à travers mes propres livres de poèmes. Je partage avec Jouve cette nécessité primordiale de sortir de la seule poésie française grâce aux lectures de la poésie étrangère et aux traductions. « En poésie », écrit Mandelstam, « les frontières nationales tombent (…) et les forces vives de la poésie se répondent d’une langue à une autre par-delà l’espace et le temps ». Jouve le savait, et c’est aussi sa grandeur pour moi. (Entretien, op. cit.)


Michèle Finck est, enfin, touchée par le cheminement secret, mystérieux, mystique de l’œuvre. On pourrait ainsi placer en épigraphe des livres de Michèle Finck l’assertion de Rimbaud dans « Parade » des Illuminations : « J’ai seul la clef de cette parade sauvage » :

S’il y a hermétisme, c’est parce le sens de l’existence se dérobe à l’être humain et que la vie est semblable à un hiéroglyphe indéchiffrable. C’est parce que la vie est si mystérieuse que l’hermétisme est indissociable d’une poésie du mystère, du secret, du silence, de l’exploration de la frange entre dicible et indicible (Entretien, op. cit.) »


HÉLÈNE FRESNEL EXPRIME, ENSUITE, SON ÉMOTION :

« Le prix Vénus-Khoury-Ghata couronne l’écriture d’une femme poète. En ces temps marqués par la remise en cause de droits des femmes dans de nombreux pays, il prend une résonance particulièrement profonde et me semble d’autant plus nécessaire aujourd’hui. Ce prix porte le nom d’une écrivaine que j’admire beaucoup. Vénus Khoury-Ghata est le premier auteur de poésie contemporaine qui, avec son recueil Les mots étaient des loups, a eu un impact sur ma vie de l’ordre du choc et de l’espoir. Un choc dû à la force hypnotique de son écriture, et, un espoir, parce que cette force vient d’une femme. Je suis donc reconnaissante et touchée de rejoindre les membres du jury cette année et remercie Vénus de sa confiance, ainsi que Béatrice Bonhomme, Claude Ber et Pierre Brunel, qui combattent pour une visibilité égale des auteurs et des autrices. J’attendais par ailleurs de cette expérience de faire une belle découverte littéraire. Le livre de Michèle Finck m’a bouleversée.

La voie du large est un recueil qui captive dès les premières pages par sa profondeur et son authenticité. On découvre une écriture nuancée, précise et créative, qui avance au fil des pages, et creuse la matière du langage avec un art de la composition impressionnant. C’est aussi un livre poignant. Sa pudeur et sa sensibilité créent un territoire où peut d’autant mieux résonner quelque chose d’essentiel sur la condition humaine qui cherche à se dire.

L’ampleur du large

Le livre commence au chevet d’une femme à la santé diminuée ; elle n’a plus que l’écriture pour faire d’elle un être humain. Qu’est-ce qu’écrire ? ou même être en vie ? Est-ce « accomplir à tâtons mains nues quelque chose comme une ébauche obstinée » ?
Le livre travaille ces questions. Des mots comme « destin », « être », « humanité » et « vocation » témoignent de la grandeur de sa quête.
L’écriture cherche alors, avec beaucoup de grâce, à partager sa démarche sans jamais imposer de réponse ou de définition. En témoignent ces nombreux poèmes qui se terminent par un point d’interrogation. Sont-ils chacun une expression particulière des « lucidités du doute » (pour reprendre la magnifique et abyssale formule de l’autrice) ? Le lecteur peut en effet parcourir les textes comme on va d’une lumière complexe à une autre. Jusqu’à l’ultime lumière : l’expression d’une gratitude pour le doute lui-même et pour le monde en tant qu’il est traversé de questions et de « peut-être ». L’omniprésence du doute donne au recueil une allure de voyage vertigineusement humble. Elle permet d’ouvrir au lecteur les portes d’un questionnement qui n’impose rien :

« Mais Dieu      s’il existe      doute-t-il aussi ? »

Si les questionnements métaphysiques de ce livre nous touchent autant, c’est peut-être aussi parce qu’ils émanent de la sensibilité d’un Je incarné. On découvre, à plusieurs reprises, le mot « os » dans les poèmes : il semble dire le désir d’approcher la moelle de l’expérience humaine. Mais cette approche n’est jamais sèche. Même lorsque les poèmes sont réduits à quelques mots, on y entend certes une écriture de la pudeur, du dénuement, et d’un questionnement de l’essentiel, mais aussi une écriture de la vie et de la vibration. Cette dernière rend grâce, par vagues, à la simplicité profonde des sensations. Le rythme, le souffle et la variété formelle des textes rendent ainsi la portée métaphysique du livre d’autant plus émouvante.

«VAGUE

Citron
Du
Matin
Cueilli
Dans
Le
Jardin :
Jus
De

Soleil »

« La poésie ce matin est hors du livre »

L’un des aspects marquants de La voie du large est sa manière d’être intègre, au sens où chaque poème parle de et depuis ce qui constitue profondément le sujet et l’écriture.
La façon dont les arts habitent le livre en est révélatrice. On rencontre beaucoup d’autres poètes au fil des pages de Michèle Finck. Beaucoup d’artistes, aussi, ou de formes d’art. Michel Ange, Schubert, des graffitis, Paul Celan, ou en creux, le tombeau de Couperin. Mais ce ne sont pas des références extérieures, pas des citations, ni des « discours sur » ou des « allusions à ». Les artistes, par exemple, figurent dans la vie du texte sous forme de correspondances intérieures. Ils participent naturellement à la construction d’une voix propre. Il y a, entre autres, une très belle lettre à Paul Celan ou un hommage à Schubert. Mais c’est peut-être quand les mots-mêmes de l’un ou de l’autre créateur s’imposent dans un poème que l’hommage se fait le plus bouleversant. C’est par exemple le titre « RENVERSE DU DOUTE », comme constitué aux côtés de Celan, ou le « ich danke Dir » qui s’impose comme la note finale la plus juste d’un poème. La forme du tombeau pour rendre hommage à l’amie disparue participe de cette innutrition au plus près de la justesse intérieure.
De même, la poésie de Michèle Finck parle du réel et depuis un réel qu’elle ne perd jamais de vue. Le réel, en tant qu’actualité, ou en tant que quotidien prosaïque, et qui fait partie intégrante de l’expérience du sujet et de l’écriture. Covid, drame des migrants, télétravail… Par exemple, un vers fait résonner, dans la jubilation de ses consonnes, l’impatience de sortir du confinement : « Palper enfin Paris vivant ». Un autre vers note: « Par terre traîne un masque sale », puis, « Les masques font ressortir les yeux ». La poésie de Michèle Finck semble ainsi partager quelque chose du contexte où elle surgit. Elle jaillit non pas par contraste avec le réel, mais articulée à lui :


« Dehors le covid continue à tuer [... ]Mais j’écris »

An die Musik

Est-ce cela musique : non pas
Une échappée hors de la condition humaine
Mais une expérience de la naissance
Une grâce
Par laquelle léviter
Au-dessus du gouffre sans y retomber tant que musique
Dure
Et peut-être au-delà ?
Avoir déjà quitté la cuisine. Faut aller au télétravail. »

Par ces quelques mots, le lecteur peut avoir un petit aperçu de l’immense place accordée à la musique dans La voie du large. Le recueil transmet en effet au lecteur sa profonde gratitude envers la musique, presque sa foi en elle. Il ancre cette dernière dans l’expérience de l’écoute (radio, cuisine). Cela apporte à l’hommage la force du témoignage et rend sensible l’impact (souvent salvateur) de la musique sur une vie humaine.
Enfin, le recueil lui-même peut se lire comme une œuvre musicale. Son architecture, avec sa diversité de rythmes, de voix, de types de vers, repose sur des contrastes de longueur et de densité, comme une longue partition. On trouve aussi bien de la prose que des vers constitués d’un seul mot ou de longues phrases hachées. Des silences, des colonnes de poèmes parallèles, comme pour faire entendre deux instruments quasiment simultanés. L’écriture semble ainsi avancer par vagues vers le final, une série de poèmes très courts, dont l’épure résonne d’autant plus haut qu’elle est portée par tout ce qui l’a précédée. On peut penser à la manière dont le Liebestod s’élève après les 5 heures de Tristan und Isolde. Ici, le large délivre alors la voix d’un grand livre qui se prolonge en nous. Merci à lui !

Loué
Sois-
Tu

Peut-être

Entre
Le vide

Et le rien

?

ENFIN, C’EST LE TOUR DE MICHELE FINCK DE REMERCIER LE JURY ET DE PRÉSENTER LES GRANDES LIGNES DE FORCE DE SA POÉTIQUE :

« Mes premiers mots seront des mots de reconnaissance. Je les prononcerai avec d’autant plus de ferveur que nous vivons dans un monde qui a trop souvent perdu le sens de ce mot simple et essentiel : Merci.
Mes remerciements vont d’abord à Vénus Khoury-Ghata pour son œuvre et pour la voie profonde et exigeante qu’elle a ouverte aux poètes-femmes. Il y a pour moi un avant et un après la lecture des livres de poèmes de Vénus Khoury-Ghata et tout particulièrement un avant et un après son livre bouleversant Orties, qui entre en résonance avec son roman d’inspiration autobiographique Une maison au bord des larmes, consacré à son enfance âpre au Liban placée sous le signe de la figure de sa mère, cette arracheuse d’orties jusque dans la mort. Je citerai quelques vers d’Orties, qui me touchent beaucoup : « Une vieille femme pliée jusqu’au sol arrache à mains nues / l’ortie qui a poussé sur la page puis la lance dans la marge / elle s’arrête pour crier qu’elle était ma mère ». Si la manière dont Vénus Khoury– Ghata noue ensemble poésie et soubassement autobiographique est pour moi décisive, je remercie aussi Vénus Khoury-Ghata pour avoir mis en relief, dans chacun de ses écrits, la force de nécessité indissociable de la vocation poétique. Pour le lien insécable entre poésie et soubassement autobiographique de même que pour la force de nécessité de la vocation poétique, Vénus Khoury-Ghata s’inscrit pour moi dans la haute lignée des poètes-femmes qui, d’Anna Akhmatova à Marina Tsvetaeva, me guident sur « la voie du large » de la poésie.

Ce Prix Vénus-Khoury-Ghata, qui est le Prix des poètes-femmes, me touche particulièrement parce que dans la poésie, déjà par elle-même marginalisée, les repères ont été trop longtemps masculins. C’est plus difficile de publier de la poésie quand on est une femme. J’en prends tous les jours davantage conscience et ma conscience de poète-femme ne fait que grandir. Quand j’écris, j’écris seule, dos au mur et face au vide. Ce Prix, cette expérience d’une communauté poétique et spirituelle avec d’autres poètes-femmes qui ont eu ce Prix avant moi, de Béatrice Bonhomme à Aurélie Foglia, est une façon d’alléger la solitude consubstantielle à l’acte d’écrire.
Mes remerciements vont ensuite à l’ensemble des membres du jury : à Pierre Brunel, qui a su trouver, pour parler de mon travail, des mots qui me touchent beaucoup ; Pierre Brunel que je voudrais remercier pour ses livres fondateurs mais aussi pour la place qu’il a donnée à la poésie en littérature comparée, de Rimbaud à Bonnefoy et à Vénus Khoury-Ghata. Sans cette place donnée par Pierre Brunel en Sorbonne à la poésie mais aussi à la musique, je n’aurais pas su trouver dans l’université française mon propre chemin à la jonction entre poésie, musique et littérature comparée.
Tous mes remerciements vont aussi à Béatrice Bonhomme, à son œuvre poétique de haut vol ; Béatrice Bonhomme qui, comme personne avant elle en poésie française contemporaine, a ouvert la voie à une illumination réciproque de l’écriture par le « nu ». Béatrice Bonhomme, qui a aussi créé l‘une des principales revues de poésie en France, la désormais indispensable revue Nu(e), qui a entre autres publié en 2019 un numéro spécial consacré à mes livres de poèmes, sous la direction exigeante de Patrick Née, à qui va ici aussi ma profonde gratitude.
Mes remerciements vont également à Claude Ber, qui a renouvelé la poésie épique et orale en France ; Claude Ber, dont le livre Il y a des choses que non (inspiré par une phrase prononcée par sa grand-mère engagée dans la Résistance) m’a confirmée dans mon choix d’unir poésie et lutte à bras-le-corps contre les injustices, poésie et cri d’alarme.
Mes remerciements vont aussi bien sûr à mon éditeur Gérard Pfister qui a accueilli, depuis 2012, six de mes huit livres de poèmes et aussi mon livre de traduction des poèmes du poète autrichien Georg Trakl. Écrire et traduire, en poésie moderne, sont un seul et même engagement et Gérard Pfister, par son travail de poète et de traducteur, porte haut cet acte double. Gérard Pfister est parvenu à faire de sa maison d’édition Arfuyen, qui fêtera l’an prochain ses cinquante ans, ce qu’on pourrait appeler, avec le Rimbaud des Illuminations, une « maison ouverte », un lieu très fécond de la poésie française et étrangère.
Enfin, avec beaucoup d’émotion, mes remerciements vont à deux morts qui sont inséparables de ma vocation poétique. Sans eux je ne serai pas devenue celle que je suis : D’abord mon père qui m’a initiée dès la petite enfance à la musique et à la poésie, mon père lui-même universitaire et poète, dont j’ai traduit avec ma mère, pendant le confinement, le récit poétique en langue allemande Der Sprachlose / L’homme sans langue, qui paraitra l’année prochaine aux éditions Arfuyen. De la langue allemande de mes parents, provient le travail de métissage entre le français et l’allemand dans mes poèmes, hantés aussi par le mutisme foncier du père. Et enfin Yves Bonnefoy, que je peux bien nommer mon père spirituel, grande figure tutélaire dont la rencontre, quand j’avais 20 ans, a été absolument déterminante pour mon engagement en poésie. L’étonnement et l’émerveillement devant le mystère et le rayonnement de la voix de Kathleen Ferrier au plus profond de la poésie d’Yves Bonnefoy sont fondateurs dans ma vie et ma poésie. La lecture du poème « À la voix de Kathleen Ferrier », qui fait à chaque fois trébucher le concept, est pour moi l’expérience d’une naissance toujours recommencée.

Je voudrais essayer de dire maintenant ce que c’est écrire un poème pour moi ? C’est un acte indissociable d’une triple composante : la première composante est une expérience émotionnelle, car je ne conçois pas de poésie sans le sol physique et mental d’une expérience fondatrice, lumineuse ou obscure, presque toujours chez moi indissociable d’un choc initial et initiatique ; la deuxième composante est un travail exigeant sur la langue, une exploration sans relâche et infinitésimale de l’obscur par la langue ; la troisième composante est une quête inachevée du sens qui manque. Sans un travail sur la langue noué autour d’une expérience et tendu vers le sens qui toujours se dérobe, il n’y a pas poème dans l’acception où je l’entends et que je souhaite partager avec vous.

Mais avant tout écrire est pour moi une seconde naissance et un risque (au sens étymologique de ce mot issu du latin « resecare », « couper ») : un risque indissociable de l’épreuve d’une « coupure » initiale.
Le premier risque est celui d’avoir depuis longtemps lié l’écriture poétique et l’enseignement universitaire, c’est-à-dire aussi l’écriture poétique et l’écriture d’essais sur la poésie. L’acte d’écrire est pour moi profondément inséparable de l’acte de faire aimer la poésie des autres. Écriture /enseignement /recherche sont des vases communicants qui se fécondent les uns les autres, non sans tensions parfois. J’ai risqué ma vie et mon œuvre sur cette triade exigeante écriture poétique/ essais sur la poésie /transmission par l’enseignement, qui forment un tout fertile, à réinventer chaque jour.
L’autre risque consubstantiel à ma poésie est d’avoir dès le début souhaité renouer le dialogue entre poésie et musique, alors que la poésie contemporaine s’est construite le plus souvent en rupture plus ou moins nette avec la musique. J’ai écrit un essai intitulé Poésie moderne et musique / vorrei e non vorrei, dans lequel j’ai pris acte de la difficulté pour la poésie moderne de se fonder sur la musique, mais c’est de cette tension féconde entre poésie et musique que se nourrit sans cesse mon écriture. Que fait la musique à l’être, au monde, à la langue ? Depuis mes premiers poèmes ce que je nomme poésie, c’est l’expérience d’une voix impersonnelle, anonyme, qui soudain monte en moi et m’est dictée avant tout par un travail de l’oreille, plus précisément par celle en moi que j’ai appelée l’ouïe éblouie. Écrire, dès le livre initial, sous le signe de « l’ouïe éblouie » m’a conduite à composer de nombreux poèmes traversés par la musique mais surtout à fonder mon écriture avant tout sur un travail de la matière sonore rythmique et silencieuse de la langue. Dans notre « temps de détresse », la musique peut, c’est du moins le pari que je risque, contribuer en profondeur à rendre à la poésie sa place centrale perdue.
Le dernier risque que j’évoquerai ici est d’avoir, dès le début aussi, cherché à élargir le dialogue avec la musique par un dialogue avec les autres arts (peinture, cinéma, danse). Grâce au dialogue de la poésie avec les arts se produit (c’est du moins mon souhait) une transmutation fondatrice du personnel en universel. La correspondance entre la poésie et les arts pour ainsi dire multiplie la poésie. Mais toujours je veille à ce que l’émotion fondatrice à l’origine du poème, l’émotion sans laquelle il n’y a pas poème, reste le noyau central de l’écriture. J’intensifie encore cette expérience d’une co-résonance de ma poésie avec les arts, en travaillant souvent avec des artistes : ainsi j’ai co-écrit le scénario du film, La Momie à mi-mots de Laury Granier avec Carolyn Carlson. J’ai écrit en duo avec des peintres une trentaine de livres d’artistes. J’ai écrit un livret-poème, Poésie Shéhé Résistance, mis en musique par le compositeur italien Gualtiero Dazzi dans son opératorio Boulevard de la Dordogne : autant d’expériences décisives dans ma vie et ma poésie.

Je terminerai par quelques mots sur La voie du large qui vient d’obtenir ce Prix Vénus- Khoury-Ghata et je vais essayer de vous faire brièvement entrer dans l’atelier des poèmes. Toute œuvre a rapport au secret. Je ne prétends pas connaître le secret de la mienne. Mais comme tous mes livres, La voie du large est le creuset d’une expérience indissociable d’un choc premier : ici l’expérience est celle du doute. Chaque mot de ce livre, chaque intervalle entre les mots a donné sa langue au doute. Cette expérience du doute, existentiel et métaphysique mais lié aussi au langage, a été aggravée ici par le choc qu’a constitué l’épreuve du confinement et du covid par lequel j’ai perdu un être très cher. Ce livre est avant tout un tombeau pour elle : Gisèle. J’ai mesuré à quel point le philosophe Jean Luc-Nancy avait raison de dire, dans son livre Résistance de la poésie, que « la poésie fait le difficile ». Mais peu à peu cette expérience du doute, d’auscultation de l’obscur qu’elle était, s’est transformée en instrument d’exploration et de connaissance. Dans cette transmutation, la musique, en particulier celle des Leçons de ténèbres de Couperin écoutées en boucle pendant le confinement mais aussi celle de nombreuses œuvres écoutées à la radio, a joué un rôle fondateur. Décisives aussi, dans cette transmutation, ce que j’appelle des « lettres-poèmes » que j’ai écrites à des poètes que j’aime, Rilke, Celan, Tsvetaeva, Dickinson. C’est avec le doute ainsi transformé en instrument de connaissance que la poésie a pu lentement ouvrir ce que j’appelle « la voie du large ». J’ai découvert que la poésie est pour moi en profondeur ce qui permet toujours (même dans les moments les pires) de faire don du « large ». J’avais déjà écrit dans Connaissance par les larmes : « Leçon de vie : se tourner toujours vers le large ». J’ai poursuivi ainsi dans La voie du large : « Le doute : seule certitude. // Lucidité du doute ouvre le large ».
La voie du large, pour moi, est celle de la mer, du corps à chaque fois nouveau-né revivifié par la mer, mais aussi celle que donne tout ce qui nous ouvre, tout ce qui nous grandit, nous élève, nous éveille, nous émerveille. La poésie, qui invente à chaque poème« la voie du large » et aussi du « large intérieur », est indissociable de la création d’une circulation entre le dedans et le dehors, le visible et l’invisible, et surtout entre les vivants et les morts. Peu à peu le doute, non pas aboli mais transmué, s’ouvre sur quelque chose comme une expérience toujours éphémère de la grâce : la grâce fragile de ce que je nomme le « peut-être », qui fait don du possible. Ce livre, le plus métaphysique de mes livres, est ce que j’ai appelé une « cantillation » précaire tendue entre le « doute » et la « grâce ».

Mais ce que je vous dis maintenant de ce livre, je ne le savais pas du tout quand j’ai commencé à l’écrire sur les carnets que j’ai toujours sur moi. Au commencement je n’avais que cette expérience obsédante : le doute et la nécessité d’accomplir ce que j’ai nommé « l’âpre ébauche ». Le livre, cette « âpre ébauche », s’est écrit par tâtonnements, ratures, brèves fulgurances, parfois données par l’improvisation au piano, qui n’est jamais loin ; je me méfie de tout projet initial surplombant, je me livre entièrement à l’obscur de la langue auquel je fais confiance. Peu à peu ça écrit en moi ; du travail sur l’obscur de la langue naît quelque chose qui s’ébauche dans une progressive arborescence par laquelle le livre s’invente, se remet en cause, se décompose et lentement malgré tout se compose. Voici peut-être le mot majeur : composition (qui renvoie aussi à la musique) ; composition d’où naît petit à petit le noyau central, d’abord totalement inconnu : le « large». Même quand ce vocable surgit, « le large », je ne sais pas au début ce qu’il veut dire. Le sens (profondément lié au son au silence au souffle et au rythme) se découvre petit à petit et ce n’est pas moi qui le dicte ; ce qui le dicte, c’est ce qui me « dépasse ». Comme le suggère un poème de trois vers, quelque chose comme un haïku tout à coup offert au détour d’un tâtonnement : « La mer relie / À ce qui nous dépasse / Ainsi la poésie ».

Je vais vous lire maintenant deux poèmes de La voie du large. Deux poèmes qui sont composés en diptyque, comme tous les poèmes de l’avant dernière section du livre, diptyque fondé sur le rythme, comme la plupart de mes poèmes : ici rythme long / court ; long poème en prose / bref poème fulgurant en vers verticaux. Tout d’abord le long poème en prose intitulé « Au nom du père », que je choisis parce que Vénus Khoury Ghata m’a dit qu’elle aimait tout particulièrement mes poèmes placés sous le signe du père :

AU NOM DU PÈRE


« Tant de fois déjà, quand j’ai perdu pied, la radio m’a reliée à l’essentiel, emmailloté dans le linceul de mémoire.

Je me souviens, il y a longtemps déjà, deux mois avant sa mort, le père avait découpé dans un journal un encart sur une radio compacte, dotée de grandes qualités acoustiques, surtout de basses profondes. Il le savait : ce qui me touche particulièrement dans une œuvre musicale, c’est la ligne sonore des basses. Le père m’avait promis de m’offrir cette chaîne pour Noël. La mort l’en avait empêché. Pourquoi, m’étais-je dit, ne pas m’offrir moi-même ce cadeau, pour ainsi dire posthume ?...


Le jour de Noël, avoir installé la nouvelle radio avec des gestes mécaniques, sans en attendre grand-chose.

Mais aussitôt - comment le dire sans naïveté ? Au moment même où je me suis branchée sur la chaîne musicale, un nom a surgi de la radio. Et quel nom ? – Le nom du père : Finck.
Tout de suite après j’ai entendu, sans comprendre, un morceau baroque pour orgue, accompagné par une voix chantée de femme. Les sons graves de l’orgue et de la voix, exceptionnellement mis en relief par le nouveau poste de radio, m’atteignirent au plus vif.

Étais-je déjà descendue aussi profondément dans la géologie des sons ? Suis demeurée souffle coupé tant l’émotion, à l’écoute de ce premier mot surgi de la radio, m’a saisie […] Soudain je fus submergée par les sanglots, comme si le nom du père, surgi de façon si étrange des entrailles de la radio, avait libéré les pleurs qui n’avaient pu couler et dénoué le nœud gordien au fond de la gorge qui les retenait captifs.

La voix du présentateur de radio, après ce morceau, me fit l’effet d’un deus ex machina : Vous venez d’écouter, du maître de Lübeck, Dietrich Buxtehude, une œuvre pour orgue joué par Bernard Foccroulle accompagné par la mezzo-soprano Bernarda Fink.


Instantanément, à tort ou à raison, par un court-circuit qui traversa tout le corps, j’interprétai cette apparition musicale comme un signe du père mort. Ou du moins, je compris que le hasard m’avait fait à sa manière singulière le cadeau que le père n’avait pu m’offrir. Car n’était-ce pas le hasard qui avait voulu que j’ouvre pour la première fois cette radio exactement sur le nom du père, sous la forme d’un patronyme commun à notre famille et à la cantatrice argentino-slovène Bernarda Fink ? Ce que le présentateur de radio ajouta accrut encore les frissons qui me traversèrent le corps : il s’agissait du Klaglied que Buxtehude composa pour la mort de son père, Muss der Tod dann auch entbinden.

Singulière correspondance, grâce à la musique, entre le deuil du père transformé par Buxtehude en chant sacré et mon propre deuil ! La présence de l’orgue dans l’œuvre de Buxtehude contribua à donner à cet événement une intensité épiphanique, comme si le nom Finck avait surgi d’outre-tombe. En un éclair m’être souvenue que le jeune Jean-Sébastien Bach était venu à pied jusqu’à Lübeck pour écouter l’œuvre pour orgue de Buxtehude. Comme je le comprenais !


Cet événement accrut encore ma radiophilie native, exacerbée par l’intervention du hasard. Le poste de radio favorise toutes sortes de coïncidences mystérieuses, qui multiplient la musique.


     Radio : courroie de transmission avec les morts ?

    Passe et repasse dans ma tête toujours la même question sans réponse : Les morts nous envoient-ils des signes ? Ou est-ce nous qui croyons qu’ils en envoient ?

    À partir de cette expérience, j’en eus la confirmation : j’écrirai tous mes livres au nom du père. »


Et voici le second poème du diptyque : très bref, sans titre, écrit verticalement :

« Là où
Un homme et une femme
Nus
Écoutent la nuit
De la musique
Ensemble
Le monde
Peut

Changer »

Finck

     MICHÈLE  FINCK

Finck Guidu

Image, G.AdC
■ Michèle Finck
sur Terres de femmes ▼

La voie du large, Couverture : → Caroline François-Rubino, Arfuyen 2023
→ Connaissance par les larmes (lecture d’AP)
→ [Chostakovitch, Tsvetaïeva, Akhmatova] (poème extrait de La Troisième Main)
→ La Troisième Main (lecture d'Isabelle Raviolo)
→ Pitié (poème extrait de L’Ouïe éblouie)
→ [Cette fois nous parvenons à travailler] (poème extrait de Poésie Shéhé Résistance)
→ Sur un piano de paille (lecture d’AP)
→ Variation 9 :: À Glenn Gould 1981 (poème extrait de Sur un piano de paille)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Arfuyen) une notice bio-bibliographique sur Michèle Finck
→ (sur le site des éditions Arfuyen) une page sur Connaissance par les larmes de Michèle Finck
■ Voir | écouter encore▼
→ (sur Terres de femmes) 22 septembre 1962 | Sortie de Mamma Roma (Pier Paolo Pasolini)
→ (sur YouTube) la séquence finale de Mamma Roma =>

Séquence finale de Mamma Roma


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