Gérard Cartier / Le roman de Mara / Lecture d'Angèle Paoli

Publié le 05 juillet 2024 par Angèle Paoli

Gérard Cartier, Le Roman de Mara,
Tarabuste 2024
Lecture d’Angèle Paoli

 - Le Roman de Mara est voyage dans le temps et dans l’espace autant que « voyage intérieur » -

Mise en page de G.AdC ( images: Google )  suivant les instruction précises d'Angèle Paoli

Tristran, le « mauvais griffon »

Le Roman de Mara est-il réellement un roman ? Le titre annonce-t-il un roman d’amour ? Peut-être. Un roman de formation ? Aussi. Mais j’ignorais tout de Mara. En ce qui me concerne, j’ai longtemps cru à un classique roman d’amour. À cause du nom de Mara que j’ai toujours associé à La Noire. Mara, puits d’amertume de l’Exode. Sans doute aussi un écho lointain de Paul Claudel, réinterprété à ma mode, par ma propre plume.


« tout poème dit-on
est une machine à coudre les images »

écrit Gérard Cartier dans le poème consacré à la ville de Matera (in « Le Grand Huit »). Et je le crois volontiers, moi qui recouds en le lisant, mon écriture à la sienne.

Pour en revenir au Roman de Mara, tout lecteur / et / ou lectrice sait qu’avec Gérard Cartier explosent les limites imposées par les genres. Par le titre si explicite, il s’agirait d’un roman. Par la forme visuelle qui s’impose d’un bout à l’autre du recueil, le recueil est succession de poèmes qui ménage espaces et blancs. Lesquels confèrent à la lecture son envoûtante musicalité. Le Roman de Mara semble offrir une suite, au sens musical du mot, au Voyage intérieur. Une suite et fugue de l’intime. Roman autobiographique, alors ? sans doute en partie. Mais éminemment poétique. Avec ses rythmes internes et son lyrisme. Et avec l’élégie, sa tonalité dominante. Par la composition très structurée que le poète met en place autour/ avec/ pour/ en compagnie de Mara, le récit tripartite tient du roman. Étapes progression dénouement. Comme dans tout roman de formation, « Les enfances de Mara » en marquent le commencement. Fillette ardente et espiègle, joueuse adepte des marelles, Mara est d’emblée nommée « Mara-la-noire ». C’est ainsi qu’elle s’impose. Sans que l’on en saisisse aussitôt la raison. Très vite, pourtant, dès le premier poème, survient la révélation : « Mara en cornette enfantée d’une morte ». Naissance et mort sont d’ores et déjà liées à jamais. Vie et deuil se sont enfantés dans un même temps. Dès lors, trente-trois chants se déploient pour explorer les contraires, « l’esprit mort » du poète, perdu éperdu, couvant sous la sensualité gourmande de sa fille - « Mara en Bacchus » -. Peu à peu, en grandissant, « Mara-des-métamorphoses » échappe à son père, pétri de douleur et d’incompréhension. Mais sans doute aussi, de jalousie.

« Pas de ça Mara        instrument du diable
qui charmes-tu vautrée dans tes indiennes
scrutant de biais dans la lucarne ovale
             une étrangère           lèvres noires
œil charbonneux joues lunaires           apparat
de courtisane… »


L’Enfer n’est pas loin qui conduit père et fille des enfances dans les brumes de la Chartreuse et du Vercors au temps des voyages. Trente-trois autres chants se déploient dans « Le Grand huit », initié avec le tour en Italie, poursuivi à travers l’Europe, et marqué par la confirmation de l’émancipation de Mara, faisant du père un étranger ou de Mara, une étrangère œdipienne pour son père :

« Cet aveugle errant à travers l’Europe
conduit par une jeune fille que tout
enfièvre … »

Et du poète, un homme tâtonnant dans l’inconnu du nouveau siècle, s’arrimant au passage à d’autres poètes qui hantent son monde intérieur, malmené par une histoire d’amours malheureuses :

« Mara s’envole          cicéronant au vent
o flots que vous savez de lugubres histoires
tandis que je m’enfonce       en aveugle
dans une vieille Europe »

Quelle trouvaille ce « cicéronant » !

Les trente-trois chants du troisième volet de l’ouvrage, « La Passion Mara », replacent Mara dans sa « romance », amours aventureuses et tourments, amours et abandons, plongeant son père dans une tourmente parallèle que rien ne pourra apaiser. Pas même l’écriture, pourvoyeuse d’inventions et de chimères :

«                                          la main dans mes
pages          comptant selon les règles      l’air
altéré      frémit… tentant de retenir           ce
qui n’est plus     et nier       le sens gauchi
     louange    en langue oubliée    d’une autre
Mara… » (.XXI.)

Rejeté au désert et contraint à l’errance, le « vieux fou » solitaire habité par la plainte d’un « chant immémorial », hante l’écriture, ballotté entre deux forces contraires :

« je parcours ma vie sur un chemin oblique
une ligne tendue entre deux pôles
balançant à contretemps entre l’abîme
           et l’éclat insolent d’un visage
juvénile        à composer d’une autre
le roman de Mara » (.VII.)


Tel est l’objet du Roman de Mara. Roman poétique de longue haleine - trois fois trente-trois poèmes - qui couvre des années d’errance, de doutes, d’interruptions et d’interrogation 199(4)…-2007, 2017-2019-, Le Roman de Mara est voyage dans le temps et dans l’espace autant que « voyage intérieur ». Où l’on retrouve non seulement les thématiques et les objets, chers au poète – jeu de l’oie, géométrie et algèbre, astronomie - ah, le gnomon de Saint-Sulpice, écho lointain du gnomon de Florence - lectures d’enfance, cartes et quêtes dans le déchiffrement des signes, sicut /in Arcadia, énigmatique peinture de Nicolas Poussin - Nature morte à l’échiquier (1646) de Lubin Baugin -, allusions littéraires et poétiques – Arioste, la Phèdre de Racine, Les Fiancés de Manzoni, Zanzotto, Dante, Leopardi-, Vaghe stelle dell’Orsa ; présence de Victor Hugo mais aussi du poète vénitien Pietro Buratti, dont la tombe sur l’île des morts de San Michele, voisine dans ma mémoire avec celles de Diaghilev, d’Ezra Pound ou d’Igor Stravinsky ; Pietro Buratti, auteur du poème « La Barcheta », mis en musique par Reynaldo Hahn, o mia cara… dont la complainte obsédante fait soudain irruption, ramenant avec elle la vague sous-jacente de la naissance et du deuil :

«                                   et tout à coup c’est là
pierre grise un nom l’état - civil et quatre
vers sous le lichen inspirés des Anciens
une barque légère et des asphodèles
qu’on peine à déchiffrer les yeux
brouillés » (.IV.)

Où l’on retrouve aussi les contradictions et la duplicité du poète. Son goût pour l’inquiétude propre au baroque, éphémère et mobilité, étrangeté et difformité, qui semble une composante de son travail, de son œuvre et de lui-même :

« Me plaît fort le chaos me plaît aussi que rien
           ne dérange les lignes rien qui estropie
               pervertit défigure aveugle falsifie
          et que soit le dessin régulier et sévère
     d’où ce trouble toujours à ajuster mes pages
où s’entassent en vrac l’harmonieux et l’informe » (.VI.)


« Comment/ réconcilier ces deux* qui font leur personnage/ ce sera le labeur de nombreuses années », écrivait Gérard Cartier en 2017 dans un poème (in Les Métamorphoses).
*Elle et lui. La sirène et le solitaire…

Il serait cependant injuste de réduire Le Roman de Mara à la seule Mara. Et le recueil à un simple roman dont il suffit de dérouler le fil en suivant la chronologie des événements. Mara, dont le nom est décliné à l’envi selon les composantes du moment de sa vie, est-elle à elle seule, cette « autre », devenue insaisissable ? N’est-elle pas aussi celle qui porte en elle cette « autre » ? L’absente de toujours. Celle que le poète désigne, dès les premiers vers, par l’initiale de son prénom : « O*** ». Suivie de « l’Innominata ».

Chacun des volets qui structure le récit est introduit par un poème de quatre quatrains, rangés dans «. Le carnet. » Ce fameux carnet, « carnet à serrure », qui tout au long du roman, pérégrinations et épisodes, accompagne le poète. Trois poèmes marqués par Mara ! Mara présente et fuyante à la fois, Mara-la-noire / Mara-des-siècles / Mara-des-cendres / Mara en fuite. Fuite et fugue autour de Mara, « le livre s’ouvre », « scandant la langue morte » ; il se referme à Venise avec « le Grand huit » interrompu par le poète, laissant son histoire en suspens dans « vingt ans de vase » ; puis le poète reprend ses notes éparses et repart, portant sur ses épaules, le mystère inassouvi de Mara. Mara renaîtra-t-elle de ses cendres ? Et le poète ? À lire le dernier et quatrième poème «. Le reste du carnet. », la lectrice ne peut que s’interroger tant la tonalité de ces ultimes quatrains est proche de celle des trois autres, laissant le poète à sa solitude. « En exil ».


Chacun de ces poèmes introductifs – ainsi que le poète final - porte très haut la plainte. Claudio Monteverdi veille. Le « lasciatemi morir » d’Arianne se glisse sous la cendre, ranime « le feu glacé ». Le Lamento de « celle qui va inconsolée », teinte de sa tonalité éminemment élégiaque, frôlant jusqu’à l’obscur, l’ensemble du voyage. Cette «épopée des cendres ». En chemin, le poète croise le double ombreux de Mara, O***, l’Innominata, annoncée dès le premier quatrain du « premier carnet », retrouvée dans le dernier du troisième - « L’île d’O*** » - ; croisée deux autres fois en cours de lecture, poème 23 du dernier volet, O*** ; finalement nommée Ornella, poème 29 du même volet. « Poème au noir ». Ornella, dont le « o » initial se glisse dans tant de mots – Orion, or, ortie, corde, mort … - comme pour teinter les poèmes de leur nuancier de mélancolie et de plainte. La mère défunte est double, qui mène le poète en funambule et protège l’enfant par son sacrifice. La tragédie du poète se noue dans la réversibilité mère-fille. Leur parfaite adéquation. L’une ne va pas sans l’autre: 

« Portrait au masque nègre Mara mangée par la lumière,
O*** mangée par la nuit. Laquelle est morte, laquelle
vive ? même regard charbonneux, même visage sous
la cendre, au cou, le même collier d’aînesse. Deux
reines jumelles, deux sorcières dogons… »

Présente/ absente, liées à jamais, indissociables.

Ainsi Le Roman de Mara est-il la suite d’un inépuisable continuum où se croisent les différents recueils du poète. Quelque chose comme un work in progress qui jamais ne s’achève. Et qui se clôt ici sur un être hybride, mi-homme mi-animal, assoiffé de chimères. Un « Tristran », mélange du Tristan d’Iseult (parfois nommée Ysé) des années Béroul et peut-être du Tristram Shandy de Laurence Sterne, né sous de mauvais augures. « Je suis Tristran j'apporte le malheur ».* Un « mauvais griffon » peut-être, mais quel talent.

« Je serai peintre dans le talent des êtres, des passions. à nouveau je souffrirai. D’un fol amour trouver courage. Je me souviendrai. Ce que je ne sais pas, je l’inventerai. » Écrivait jadis le poète dans son Tristran.

* in Tristran, Obsidiane 2010.

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 Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
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 Voir aussi  → Gérard Cartier  sur Terres de femmes