Magazine Nouvelles

Vignale, Le Jardin partagé / Ricochets poétiques d'Angèle et de Marie.T (Lettre n°23 )

Publié le 12 juillet 2024 par Angèle Paoli

Caprier

ph. Angèle Paoli

Lettre en pointillés........., en réponse à la lettre n° 22       ( 4 Juin 2024 ) 

Ma chère Grande,

Je cherche à rebondir sur ton choix de poèmes et je tombe sur James Sacré. Merci de me ramener à lui car c’est un poète qui m’émeut beaucoup, pour toutes sortes de raisons, intimes, personnelles et /ou poétiques. J’extirpe de ma bibliothèque une autre anthologie dont je lis ou relis souvent des passages. Alors voici :

Geste parlé
Le mot rien dans le mot vivant


Quand je ne serai presque plus rien (déjà
Me voilà pas grand-chose),
Quand le corps ni l’esprit n’auront plus de désir
De porter (de brandir) en de grands gestes insensés,
Je connaîtrai quelque chose de plus intensément nu :
Le rien de l’amitié. Drôle de pensée. (237)

Geste parlé
Comme une couture du temps

Écrire passe par des choses qu’on voit :
La porte de cet hôtel d’où je sortais ;
Ta lettre écrite au café d’en face, maintenant
Mon poème qui la regarde longtemps.

Les mots comme une couture du temps. (295)


« Un paradis de poussière » in Une fin d’après-midi continuée, trois livres marocains, Tarabuste Editeur 2023.


***


Aujourd’hui j’ai le ciel chagrin, davantage encore qu’hier. Françoise Hardy n’est plus. Plus d’ici, de ce monde dont elle craignait le charivari. Elle, la discrète, la timide dont la mélancolie, la grâce et le talent ont aussi bercé mon insouciante jeunesse. Elle n’est plus et déjà elle me manque, même si je ne pensais pas à elle tous les jours. Mais elle me ramène à Yves qui la croisait régulièrement sur le chemin de son travail, quittant son appartement de la rue Hallé dans le 14ème, tenant son bout de chou par la main pour le conduire à l’école. Au moment où je me lance dans l’écriture de cette lettre, je me rends compte que nous sommes le 12 juin et que demain matin, le 13, à la même heure, Yves rendra son dernier souffle. C’était à La Timone, en 2021. Trois ans déjà ! D’autres ont disparu entre temps, amis et parents. Les vies passent et se succèdent et ce que nous écrivons à l’instant finira dans l’effacement, comme tant de choses autour de nous et avec nous. Mais l’effacement est nécessaire, et sans doute aussi, bienfaisant.

........

Je ne me souviens plus de ma « merveilleuse lettre » qui remonte à l’hiver et j’ai du mal à revenir sur ce que j’ai écrit (lettres ou notes de lecture). J’avance, un peu à l’aveugle, en mettant mes pas dans les tiens, une façon d’aller l’amble quand tout dérape, dévie et que mon pied fourche, sur la route même. Ce que je résous en partie en m’appuyant sur des bâtons de marche. Mais depuis quelques temps il fait très lourd, le temps est instable, souvent grisouille et encombré de particules jaunes qui se déposent sur les voitures comme autant de cloques variqueuses et ce n’est pas très exaltant. Petite consolation, qui occupe mon esprit : la stratégie des scarabées, laquelle résiste à mes essais de compréhension. Comment décortiquer ce qui pousse ce petit coléoptère, ami des jardins, à traverser la route en courant (je ne sais pas comment le dire autrement ! galopant ? filant ? traçant ? se carapatant ?...), droit devant lui, du talus de droite à celui de gauche (du moulin au village, ou l’inverse) ? et cela chaque jour depuis le début du printemps. Nul entomologiste de talent pour répondre à mes interrogations qui sont aussi celle de mon amie Danielle. La jolie cetonia aurata, d’un vert mordoré, n’en finit pas de m’étonner. Hélas pour elle, elle finit souvent sous les roues des automobilistes qui ignorent tout de sa petite existence fébrile sur le macadam. Pendant ce temps-là, Danielle me raconte ses exploits dans l’élevage de libellules. Qui remonte au temps de sa jeunesse et de son mémoire de future professeure des écoles, consacré à cet insecte, le plus doué dans l’art de la métamorphose. D’une laideur absolue à l’état larvaire il se change soudain en admirable et séduisante demoiselle, gaze légère virevoltant au-dessus du torrent. La nature est pleine de surprises dont nous commençons tout juste à prendre conscience. Et qui garde encore en elle tant de mystères.

Pour en revenir au scarabée – peut-être y en a-t-il qui gîtent dans le superbe massif de roses rouges du Clos Fleuri - pas de poème qui vaille, à ma connaissance, sur cet insecte précieux. Pas même dans les Chantefables de Robert Desnos. Reste Edgar Poe et son Scarabée d’or :

« Il est d’une brillante couleur d’or, – gros à
peu près comme une grosse noix, – avec
deux taches d’un noir de jais à une extrémité du dos, et une troisième, un peu plus allongée, à l’autre. Les antennes sont… »

.........


Drôle de lettre que celle-ci, faite de pointillés, de sauts de carpe dans le temps. C’est ainsi et je pense que je la reprendrai dans quelques jours, après le Marché de la poésie. Je suis sur le départ, ma valise est bouclée. Il n’est pas 10 h et il fait déjà très chaud. Il pleut à Paris. Je vais rejoindre le « poulailler », comme tu dis, sans grand enthousiasme, cette fois-ci. Serait-ce mon dernier Marché ? Je me pose sérieusement la question. J’en saurai peut-être un peu plus à mon retour.

Depuis que je me suis lancée dans ma réponse sans pouvoir la poursuivre, j’ai subi l’intervention de la cataracte, laquelle s’est bien passée et j’y vois plus clair. Prochaine étape, le 15 juillet, pour faire le point et m’équiper de lunettes neuves.

En attendant, mille choses nous attendent dont j’ignore comme tant d’autres quelle sera l’issue. Mais si de ton côté, tu repars dans la militance (tu m’as écrit cela dans un courriel), du mien il est clair que je n’engagerai pas ma voix pour les extrêmes. Je n’ai jamais eu confiance dans les extrêmes, de quelque côté qu’elles se trouvent. Et la violence verbale et l’antisémitisme affirmé et forcené des uns vaut bien le racisme des autres. Et je ne veux ni de l’un ni de l’autre. De fait, je ne crois pas aux revirements électoralistes de dernière minute et aux rabibochages de surface. Me voilà donc suspendue à un fil que je n’ai pas choisi et dont j’appréhende l’issue, quelle qu’elle soit. Je reçois en nombre des pétitions à signer, auxquelles je ne réponds pas. Je trouve tout de même incroyable et très désagréable d’être prise en étau dans des diktats que je refuse. Je ne mets pas tout le monde dans le même sac, loin de là, mais je suis atterrée de me sentir emprisonnée dans les idéologies des autres et sommée de les rejoindre. Comme s’il était acquis ou comme allant de soi que j’obéirais aux ordres. Et c’est l’effet contraire que cela produit chez moi. Une réaction instinctive de refus et de rejet. En même temps que le droit de me sentir libre de mes choix (ou de mes non-choix). Alors, je fais ce que j’ai toujours fait, je cherche une consolation dans la marche, sur ma route. C’est là que je me vide de ma colère, de ma souffrance, de ma hargne. Hier, justement, étant confrontée dès le lever du jour à cette situation délétère, je suis partie tôt. Et j’ai marché, sur ma route.

Surprise ! le maquis est endeuillé. Non par mes larmes mais par le désastre écologique qui a dévasté les chênes. Tout est cendreux. C’est d’une tristesse absolue. Les chenilles qui pendouillaient ces jours derniers des branches ont grillé les feuillages. Il ne reste rien. Tout est réduit à la grisaille. Et ce sera pire l’an prochain car elles ont pondu. Il va falloir attendre trois ans avant que les arbres retrouvent leurs feuilles. Et du même coup, mais j’ignore s’il y a un lien entre les chenilles (très dodues après cette goinfrerie) et les scarabées, il n’y a plus un seul scarabée au sol. C’est tout de même très étrange. Mais n’est pas Pierre-Henri Fabre qui veut et j’en suis quitte pour ressasser un étonnement sans réponse. Tu vois, on est loin de la « jubilation florale » que tu évoques sous ta plume. Encore, qu’hier, au milieu de tout ce désastre, j’ai vu un buisson de câpres en fleurs. Et c’est une merveille ! Les fleurs bicolores, violines et blanches, aux pistils si légers et si fins, m’ont retenue éblouie. Quelle beauté ! Elle m’a, un moment, apaisée. Ce sera ma photo de ce Jardin partagé.

Étrange coïncidence, je reçois à l’instant un nouveau livre de James Sacré. Par des langues et des paysages. J’en aime la dédicace, tout en finesse et en humour. En voici un extrait, pris au hasard, dans l’ouverture du recueil. Je pense qu’il te parlera :

« Et de quelle ferme que ne mentionne aucun livre
Est parti ce berger qui fait passer ses moutons
De l’autre côté de la route devant nous
Les voilà qui filent vers l’ombre d’un arbre seul
Puis continuent,
Aucune clôture ni rien de fermé, toute l’étendue du paysage
Est la cour infiniment ouverte
Que pourrait être celle
De la masseria du monde,
Sans murs ni frontières fortifiées.

Ou cet autre, encore, page de gauche en français, de droite en arabe :

… Dans la répétition du presque même et de l’ennui mais
c’est peut-être
Que le désert du poème qu’on écrit : ses mots
Qui sont du sable sur le monde, qui n’en savent rien dire :
l’oubli par exemple à l’instant
Du café cassé, deux fois, qu’on m’offre ce matin
Parce que justement pas grand-chose a changé
Ni moi ni les gens, à Sidi Slimane. Le monde est souvent
Un désert accueillant. Le poème ? On se demande. *

*Par des langues et des paysages (1965-2022), APIC éditions 2024, p. 66.

James Sacré, sa poésie m’habite et me bouleverse. J’aime le phrasé du poète, son agrammalité à la fois familière et savante, sa musicalité et ses paysages qui me rappellent nos voyages au Maroc, que j’ai tant aimé.


***

Masserie : de la plus modeste à celles qui sont quasi des
Châteaux
Ça t’explique la complexité (différence dans un jeu de
ressemblances)
Non pas d’une « classe » mais de la société des paysans. »

Voilà, je l’emporte dans mes bagages.

...................


Le temps a passé, et me revoici devant ma lettre commencée et laissée en plan. Je n’y apporte pas de retouche. Je la laisse telle qu’elle est. Je n’ai d’ailleurs pas changé d’avis et je suis toujours aussi perplexe et inquiète. Le chaos va-t-il nous engloutir ?

Le Marché s’est bien passé. Le « Poulailler » s'est bien tenu. Tout s’est déroulé dans le calme. J’y ai croisé pas mal de monde. Et fait de belles rencontres. Beaucoup cependant ont disparu cette année, dont les noms apparaissent accrochés dans les travées. Le cœur se pince… et la vie continue. On court un peu d’un stand à l’autre, on se perd, on s’arrête devant le podium pour écouter de nouvelles voix. On est souvent emporté par une silhouette imprévue, un échange inattendu. C’est mouvant et c’est fort. Ça passe comme un éclair.


Á peine arrivée il me faut repartir, prendre l’avion dans l’autre sens. Retrouver l’île, si éloignée de cette énergie incroyable qui se diffuse place Saint-Sulpice. Mais j’ai tout de même eu le temps de m’octroyer une balade dans Paris avec ma fille aînée et mon fils. Ensemble nous avons fait 13 kms à pied. J’étais insatiable et je me sentais des ailes. La fatigue m’avait quittée, l’inquiétude, aussi. Tout semblait normal, les gens attablés aux cafés, les touristes déambulant dans tous les sens, la circulation infernale… Notre-Dame était resplendissante, sa flèche, dégagée, céleste à nouveau. La Capitale était belle, sensuelle, ensoleillée, vivante. La Seine un peu haute et houleuse, les bateaux-mouches pleins à craquer. La Révolution ? Le chaos ? La guerre civile à nos portes ? Ce jour-là toutes les angoisses semblaient abolies. La vie vivait sa vie normale, effrénée, haletante. Et c’était bon. Comme des retrouvailles, de vieilles connaissances. Mais depuis… ? Les murs de Bastia redoublent de slogans anti-français. Ils sont là, pourtant. Toujours plus nombreux. En ce moment sur la plage, Léa S. et sa grande famille. Et R.G. venu en coup de vent pour le week-end. Ils sont propriétaires de deux maisons dans le village. Nous nous croisons dans les épiceries. Ou au restaurant. Des noms circulent mais pas celui de RG. À suivre.

Tu écris :

« C’est agréable d’écrire pour ne rien vouloir de spécial, juste trouver sa propre petite musique et l’offrir sans chichis. L’art épistolaire n’est fait que de mélodies consenties. »
Oui, c’est juste et c’est bien ce que nous faisons quand nous prend le désir de donner une suite à notre échange. Il existe pourtant tant de façons d’écrire que j’aimerais être capable de n’en oublier aucune.
Demain matin, plage, tôt, avant que la Marine ne soit envahie et débordante de bruit et de fureur.

Sur ces mots, je t’embrasse, ma chère Grande. Con affetto.


Retour à La Une de Logo Paperblog

Magazines