Les commissions

Publié le 24 août 2008 par Lili

Contrairement à mon habitude, j’avais troqué mon roman pour le rapport annuel de mon entreprise. Un vrai casse-croûte, difficile à digérer. Utile, certes, mais pas très accessible. J’étais fière de cet ouvrage puisque j’en avais réalisé la conception graphique et la mise en page. Pour être honnête, je ne parvenais pas à m’intéresser à la partie financière. Les tableaux s'affichaient, les histogrammes s'empilaient en un jeu de construction coloré, les courbes dansaient avec grâce, les chiffres ne me parlaient pas, ma pensée s’échappait! Ma capacité d’attention s'étiolait après une journée de labeur. Une diversion serait la bienvenue. La tête penchée sur mon ouvrage, j’apercevais alors les genoux de ma voisine d’en face recouverts par les pages d'un journal. Un magazine de promotions déposé régulièrement dans nos boîtes aux lettres, dont ses mains, râpeuses et gonflées, feuilletaient les pages glacées d’un mauvais papier.

Distraite, je relevai légèrement la tête et jetai discrètement un œil sur les pages colorées. Des photos d’aliments et de produits ménagers se succédaient au sein d’une mise en page chargée. Sur le journal était placée une petite enveloppe brune, usagée et à moitié déchirée, sur laquelle étaient griffonnées plusieurs chiffres.

Que faisait cette femme ?

Curieuse, je l’observai un moment.

Le journal représentait en effet des promotions d’une grande enseigne de supermarché, dont je tairais le nom, on peut aisément imaginer… Dans ce lot, un steak gratuit…, page suivante, dans ce paquet de taboulé 25% gratuit…Des vignettes rouges et blanches affichaient : 1 acheté, le 2ème à moitié prix.

Très méticuleusement, elle feuilletait le journal et cochait plusieurs produits. Puis, elle notait sur l’enveloppe le prix du produit sélectionné et poursuivait inlassablement sa tâche en additionnant peu à peu les montants des produits de sa liste. Elle en rayait parfois un ou deux, en ajoutait un autre, puis recommençait l’addition et reprenait sa lecture.

Au rayon fruits et légumes, les prix n’étaient plus annoncés. Tu parles, à trois euros cinquante le kilo de tomates, ça calme !! Cette fois il s’agissait de réductions : 0,10 centimes de remise immédiate sur cette barquette de fraises, ou encore 10% de remise sur la botte de carottes nouvelles. Elle inscrivait alors un point d’interrogation.

Je n’avais pas imaginé cette manière originale de faire ses courses. Moi qui m’évertue à jeter systématiquement ces journaux qui envahissent quotidiennement ma boîte aux lettres dans la poubelle. Sans un coup d’œil, même méprisant, direct dans la benne sans passer par la case départ. Attention ! Poubelle, couvercle jaune, pour le tri des déchets, écolo oblige !

Et bien aujourd’hui, j’avais la preuve par neuf, la preuve formelle, là juste devant les yeux de l’utilité fondamentale de ces journaux promotionnels.

Cela ne m’empêchait pas de détester ces feuilles de chou, cet étalage de produits emballés, d’offres promotionnelles, de stocks de paquets de gâteaux appétissants, un paquet gratuit dans ce lot de dix paquets. On est paré pour l’hiver !

Consulter cet étalage de viande rouge, saignante, dégoulinante, de steaks ventrus, de rôtis ficelés, de camemberts dégoulinants, de saucissons secs entourés de rondelles rosâtres, ne me donne ni envie de manger, ni d’acheter.

Rien qu’à lire ce journal, j’en suis écoeurée…

Et pourtant, je prenais conscience à présent, en observant cette femme, du problème de nombreuses familles. La liste des commissions se déroulait au rythme des promotions, acheter au prix le plus bas, gérer son maigre budget au mieux, compter et recompter. Ces dernières années, les prix de l’alimentation ont enflé aussi vite qu’une piqûre de guêpe sur une peau allergique.

Elaborer une liste de courses la plus optimisée possible devenait un enjeu crucial afin d'économiser un euro précieux.