L’emmerdeur vital

Publié le 25 août 2008 par Jlk


 

Les récits autobiographiques (1971-1982) de Thomas Bernhard réunis en Quarto
Quel plus grand bonheur, me dis-je ces jours, quelle plus allègre perspective que celle de se replonger dans la prose effrénée de Thomas Bernhard, quel plus beau rendez-vous chaque matin, pour faire pièce aux relents de désespoir de l’éveil, de se faire secouer de bonne rage tonifiante par l’énergumène ?! Voici donc 942 pages réunies en un volume de cette collection formidable qu’est décidément Quarto de Gallimard, avec onze des récits que TB disait lui-même « autobiographiques », où l’on se doute que le pacte du genre est plus ou moins tenu, à savoir L’Origine, La Cave, Le Souffle, Le Froid, Un enfant, Oui, L’imitateur, Les Mange-pas-cher et Le neveu de Wittgenstein, plus deux inédits (Trois jours et Marcher), plus un entretien avec André Müller, plus une première préface excellente de Jean-Marie Winkler, plus la non moins éclairante introduction de Bernard Lortholary au recueil repris de la collection Biblos, plus un dossier bio-historique complémentaire assorti de nombreuses illustrations, bref de quoi rugir de mécontentement radieux.
Or avant toute chose il faut se jeter sur le texte initial intitulé Trois jours, lié à la préparation d’un film consacré à TB, où celui-ci lance son moulin à paroles au fil de pages immédiatement électrisantes par lesquelles il définit une première fois ce qu’on pourrait dire sa manière noire avant d’expliquer d’où tout ça lui vient, comment la putain d’écriture lui est venue, cet affreux bonheur, comment cette funeste allégresse l’a pris au corps alors qu’il gisait en haute montagne, malade et solitaire, malade à tel point qu’on lui avait déjà fait le coup de l’extrême-onction, seul en face d’une putain de montagne à devenir fou, « et alors j’ai simplement attrapé du papier et un crayon, j’ai pris des notes et j’ai surmonté en écrivant ma haine des livres et de l’écriture et du crayon et de la plume, et c’est là à coup sûr l’origine de tout le mal dont il faut que je me débrouille maintenant ». Ceci après avoir précisé cela de basique qu’ « en ce qui me concerne, je ne suis pas un écrivain, je suis quelqu’un qui écrit ».
Quelqu’un qui écrit. On entend : quelqu’un, mais on n’ entend pas qu’il écrit, parce qu’on est dedans, à la cave, dans le souffle, dans le corps de l'esprit mortel, au rythme de son pied vif qui bat la mesure, dans son âme exécrant d’amour, et c’est parti pour la musique...
Depuis Céline et Faulkner et Thomas Wolfe et Walser il n’y a pas au monde une musique pareille, un pareil souffle, une pareille voix. J’ai mis un certain temps à voir toute la mélancolie et la pureté, toute la douleur et le sérieux de Thomas Bernhard, agacé par la secte de ses adulateurs aussi pâmés que les adulateurs de Robert Walser et Céline et Faulkner, et je ne crois pas être un inconditionnel pour autant de TB, son théâtre et sa poésie ne me touchent pas du tout autant que sa prose et dans sa prose bien de ses romans me semblent forcés par moments, à tout le moins inégaux, alors que les récits « autobiographique » me prennent par la gueule et ne me lâchent pas avant de me ramener à ma propre solitude et à ma rage et à ma haine du crayon et de la plume, au poids du monde et au chant du monde…
Thomas Bernhard. Récits 1971-1982. Gallimard Quarto, 942p.