Nohad Salameh : Saïda / Sidon et Baalbek / Héliopolis, Une adolescence levantine

Publié le 27 août 2024 par Angèle Paoli

                                                                                                                                     Lecture

Extrait 1 : « Jours tranquilles à Sidon »

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     Sidon, jadis perle des mers, avait certes perdu de sa superbe en devenant Saïda, mais elle brûlait toujours à la façon du Phénix, emblème de la Phénicie. Cette espèce d’intériorisation physique de l’émotion celée dans les pierres allait marquer au fer rouge sa mémoire, naturellement en osmose avec les choses et les espaces. Plus tard, ayant mûri, le souvenir des années vécues dans cette cité portuaire se traduira par quantité de rêves récurrents, creusant ses nuits, les ponctuant, mourant à l’aube après avoir restitué une sorte de nostalgie douloureuse. Au petit matin, les rêves nocturnes conservaient la substance lumineuse et épaisse de la prophétie. Que de fois, en songe, elle parcourait sans reprendre souffle les quartiers intérieurs, s’engouffrant dans le tournoiement des souks, comme au cœur d’un enfer délectable ! Souks aux ruelles exigües et sinueuses, fraîches et ombreuses, voûtées par endroits jusqu’à forcer le passant à se courber. Marché vertigineux aux couloirs communicants mais dont elle connaissait la moindre issue. Cependant, il lui arrivait d’éprouver un sentiment de peur au milieu de ces impasses pavées de galets recueillis jadis sur les rivages par les Phéniciens ? Festonnés d’échoppes odorantes, il fuse de ces ruelles anguleuses des parfums d’épices mêlés à celui du traditionnel chawarma1. À noter que chacune de ces ruelles débouche sur une placette laquelle, à son tour, se prolonge par une grande place ponctuée de bistrots. C’est sur les terrasses de ces cafés – connus pour leur succulente citronnade parfumée de fleur d’oranger ou de menthe – que les Sidoniens s’offrent une pause en jouant au trictrac ou en fumant un narghileh2.
      Mais la récurrence des rêves nocturnes de l’adulte ne prolonge-t-elle pas le vécu de l’adolescente ? Vécu dont elle ressuscitait la poésie à chacune de ses déambulations sous les arcades de la vieille ville alors qu’elle était encore la fillette en retrait, prisonnière de ses manuels scolaires : minarets consumés de prières, terrasses dentelées de rayons solaires, moucharabiehs quadrillés d’interdits. C’est à cette période qu’elle déchiffrait ces espèces d’antres d’où naissent dans tous les sens d’autres bifurcations et cul-de -sac fourmillant d’une humanité joyeuse, sereine et pacifique, constituant à elles seules un étrange village inséré dans l’ordonnancement des maisons.

1: Viande de forme pyramidale qui se grille en tournoyant au-dessus d'un feu de bois.
2: L'usage remonte, dit-on, au XIVe siècle. en Orient, sa datation correspond à l'approvisionnement de la région en tabac vers le XVIe siècle.

Extrait 2 : « Un verger sur l’Acropole »

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Étrange Baalbek qui perdure de siècle en siècle grâce au souffle immatériel de ses divinités, qui s’enfle de tous les assauts de ses vents de neige, se nourrit du contraste de la mort et de la vie ! Ville à dominante chiite, jadis elle partageait avec quelques milliers de chrétiens, retranchés au sein de l’extra-muros ou disséminés sur les hauteurs, un miracle de coexistence pacifique jusqu’au conflit armé de 1975. Les massacres et exactions perpétrés un peu partout sur le sol libanais, la main mise des khomeynistes sur la cité, eurent pour conséquence le repli quasi-total des chrétiens vers les localités avoisinantes. Depuis, leur nombre se réduisit à une dizaine de résidents dont l’âge et la neutralité ne pouvaient exercer quelque ascendant politique. Ainsi, au profil antérieur d’une cité paisible et rêveuse se superposera dans l’imaginaire de Myriam une farouche réalité. Cependant, sa mémoire continuait de puiser, même dans la première enfance, de réminiscences délectables : les après-midis de dimanche consacrés aux promenades en carrosse, aux côtés de ses parents, vers la source de Ras-el-Aïn1, d’où partent de multiples canaux irrigant la ville et ses jardins. Prématurément, elle ne tarda pas à saisir l’étymologie du lieu d’agrément vers lequel s’orientait la calèche : « Ba’al Nebecq ou Baalbek signifie seigneur des sources », ne cessait de lui préciser son père qui, installé sur le siège avant, près du cocher, donnait le signal d’emprunter la rue principale en traversant le centre-ville vers le secteur des restaurants. En moins d’une demi-heure, on atteignait le fameux havre, à travers le boulevard de huit cents mètres au sud-est des temples, bordé de part et d’autres de saules. La promenade à pied, à pas lents et mesurés, le long de ce boulevard ombragé par les arbres était la prédilection des quêteurs de félicité et de paradis perdu.

                       1.En français: tête de la source.

                   

Nohad Salameh, Saïda /Sidon et Baalbek/ Héliopolis, Une adolescence levantine, Éditions du Cygne 2024, pp. 13,14,15/100,101.


NOHAD SALAMEH

■ Nohad Salameh
sur Terres de femmes ▼

L’écoute intérieure
→ L’envol immobile
→ L’intervalle (+ notice bio-bibliographique)
→ Les nudités premières
→ Plus neuve que la mort (poème extrait du Livre de Lilith)
Marcheuses au bord du gouffre, Onze figures tragiques des lettres féminines, éditions de La Lettre volée, collection Essais, 2017

■ Voir aussi ▼

→ (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Nohad Salameh
→ (sur exhibitionsinternational.org) « Le féminin singulier », avant-propos de Marcheuses au bord du gouffre de Nohad Salameh [PDF]