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Ariane Dreyfus / Le double été / Lecture d'Angèle Paoli

Publié le 06 septembre 2024 par Angèle Paoli

Ariane Dreyfus, Le Double Été,
Le Castor Astral I POÉSIE 2024
Lecture d’Angèle Paoli

Dreyfus

A  R  I  A  N  E      D  R  E  Y  F  U  S

Source 

De l’élan infini dans Le Double Été

La vie/ la poésie. La poésie / la mort. La mort / l’Amor / la vie. Dans Le Double été comme dans nombre de ses recueils, Ariane Dreyfus mêle vie et poésie. Poésie et amour. Ensemble ces points dessinent et tracent une constellation lumineuse de sens. La vie est là, présente, ardente ou tout simplement sage, sous toutes ses facettes, celles de tous les jours auxquelles se nouent celles que traverse une foule d’images, composées de souvenirs, de lectures, de films ou de spectacles de danse, de références littéraires et artistiques. La poésie d’Ariane Dreyfus est poésie vivante, vibrante, constituée de fragments que la poète assemble de manière subtile, lesquels l’accompagnent de longue date et façonnent son écriture, entre toutes reconnaissable. Le tout s’impose très naturellement au cœur du recueil Le Double été, avec son phrasé et ses rythmes ; ses trouvailles inattendues - comme dans les deux vers suivants :


« Dès qu’ils arrivent à l’herbe
Anders quitte son vélo et son passé tombe par terre avec lui… » -

 L’écriture d'Ariane Dreyfus se nourrit des écritures autres, prenant appui, comme sur de solides étais choisis avec soin, sur les ouvrages qui comptent, car ces fragments habitent la poète en profondeur, qui la traversent continument. Ici, peut-être davantage qu’ailleurs, la mort se glisse entre les pages. Elle accompagne l’amour et la vie, l’amour de la vie. L’amour qui perdure au-delà (et malgré) la mort, car, comme le confie la poète dans son « Poème sage » :

« Le corps qu’on a connu est entré dans les pensées
Assez souvent pour que la mélodie monte encore »


Deux œuvres en particulier ont guidé la sensibilité de la poète dans l’écriture de Le Double été. Deux œuvres marquées par le deuil : Ce sentiment de l’été, film de Mikhaël Hers et Une autre Aurélia, œuvre bouleversante du sinologue suisse, Jean-François Billeter. L’un et l’autre, le film et le récit-journal, « abordent la mort d’une compagne, et cette nécessité de continuer à vivre… »:


« J’étais dans un malheur qui voulait être heureux
Un malheur qui fait des efforts, heureux
De faire des efforts, si rare de vivre »,

pense Anders dans « Rêve (du 3 juillet au 4 juillet) ».

Et, plus loin, dans le poème intitulé « L’Hésitation », le même Anders s’interroge :

« Est-ce qu’il veut vivre encore ?
Il soulève son bras, mais c’est tout le corps
Qui veut
Et le lui demande »

Poésie narrative sans doute que celle de Le Double été, puisqu’il y a une histoire. Mais aussi poésie. Une histoire en trois temps avec trois personnes, trois femmes. Et un axe temporel qui s’étire de 2015 à 2019. Une histoire d’amour de deuil de mort. Mais une histoire qui reprend vie, inattendue, toujours recommencée. Et, au centre, qui fait le lien entre Sasha, Zoé, Lisa, - amante, sœur de l’amante, nouvelle amante - un jeune homme, Anders, que vient ébranler le deuil.

« Il s’appelle Anders et elle s’appelle
Mais pourquoi l’appeler puisqu’elle va mourir » (in « Berlin (La Chambre) »


Ainsi s’ouvre le recueil, sur ces deux vers. ("Terrible", ai-je noté en marge, au crayon de bois, sans trop m’interroger sur le sens à donner à cette interjection).


Les poèmes ici rassemblés, donnent sur une infinité de mondes, de lieux et de décors (villes, parcs, chambre, atelier, plages…) et de paysages, de découvertes, de voix qui prennent place dans l’espace du poème en même temps qu’elles ouvrent à l’infini sur d’autres possibles. Chaque poème est un tableau dans lequel les scènes, prises sur le vif, offrent des images où le passé vient rejoindre le présent, jusqu’à se substituer à lui, presque :

« Quand il bouge son corps Sasha revient
Plus facilement, elle ne prévient pas pour autant… »

Le temps très bref d’un instant, présence et absence se superposent se rejoignent se frôlent et se fondent, jouant subtilement l’une de l’autre. L’amour la mort,

« Comme paupières à chaque souffle tressaillent
Feuilles aussi vivantes
Que visages se touchent l’une contre l’autre » (in « La Reconnaissance »)


[Lire A.D, je la lis à la Marine, entre deux baignades deux eaux, modifie l’espace et le temps. Avec elle, je suis ailleurs, rien n’est plus comme avant dans la familiarité des choses connues. C’est une sensation rare, très singulière, jusqu’à lors jamais à ce point éprouvée. De sorte que Le Double été ne me quitte pas. Il navigue avec moi, de la Marine à la plage, du matin délicieux aux après-midi chauffées à blanc.]

Ce qu’il y a de passionnant dans ce recueil bouleversant, outre les poèmes qui sont très beaux et échappent à tout essai de préhension définitive - ils gardent ainsi leur part de mystère - c’est tout l’appareil du paratexte - exergues et notes, citations finales - qui rassemble toutes les références, page après page. Ainsi, à travers Ariane Dreyfus, lit-on tant d’autres œuvres-échos de Le Double été et ces lectures parallèles et (ou) annexes ne cessent de modifier la lecture de chacun des poèmes du présent recueil. Ainsi la poète invite-t-elle à une lecture démultipliée. Et ouvre-t-elle autant de pistes de lecture à l’ouvrage premier. Une lecture en éventail, en quelque sorte. Où l’on retrouve des fragments de poèmes et de titres de Guillevic, de Pierre Jean Jouve, de Jacques Réda, de Sandro Penna, de Colette, de K. Mansfield, d’Éric Rohmer … de Marilyn Monroe, mais surtout de vastes références au poète Mathieu Bénézet – Ceci est mon corps / Détails / L’Océan jusqu’à toi/ Premier crayon - et à Jean-François Billeter - Une autre Aurélia – dont les extraits et citations reviennent et se glissent - en italiques - entre les vers d’Ariane Dreyfus.

L’on croise aussi Germaine Dulac, dont la définition qu’elle donne du cinéma pourrait s’appliquer à Ariane Dreyfus :

« Le cinéma est un œil grand ouvert sur la vie, un œil plus puissant que le nôtre. Il visualise à la fois l’exactitude et l’insaisissable. »*

Et, parmi d’autres aphorismes, celui-ci :

« Le cinéma est l’art du mouvement et de la lumière. »**

Lumière sur laquelle se clôt le recueil :

« Quelque chose brille sur son dos
Il la caresse à nouveau
Mieux qu’une aile ».

Ou encore, deux pages plus loin, dans ce final qui unit Lisa et Anders,

«.... Anders ne la quitte pas des yeux,

Laissant le soleil dire sa tendresse autant que désir
L’écume la toucher aux genoux, leur nacre »,

et, consolatrice et légère, cette « Chanson à l’aube » de Paul Fort :

« Où est donc ma peine ?
Je n’ai plus de peine.
Ce n’est qu’un murmure
Au bord du soleil. »


Quant à la poésie, comme les autres arts et comme la danse aussi, elle est « mouvement » « qui reflète des impressions successives, qui oppose et relie des sensations et des états d’âme. Les mots, en littérature, peuvent être assimilés aux éléments d’un mouvement, que reconstitue la phrase. Mouvement aussi la musique qui se déroule en harmonies toujours changeantes, toujours animées… »***


Ainsi de ce poème étrange, dont le titre même interroge – quels signes avant-coureur peuvent bien conduire à l’existence de ce « Jaune Poussin » ? Quelles images sont cachées et incluses derrière ces deux mots ? - qui glissent à l’insu de la lectrice, subrepticement, de la vie à la mort, du présent au passé récent, des suppositions aux certitudes, du mouvement extérieur au mouvement intérieur. Mouvement qui gagne l’espace et le temps, la surface familière des choses et la profondeur – histoire d’un pull qui glisse et tombe, de Sasha qui s’en empare puis glisse et tombe à son tour, de l’avant à l’après, si proches et si indissociables :

De : « Sasha s’effondre sans un bruit et sans douleur » (in « Mariannenplatz »)
Á : « Maintenant il est seul à bord » (in « Jaune Poussin ») ; expression empruntée à Une autre Aurélia. Et déclinée dans le recueil sous d’autres formes.
C’est sur la métaphore de la mer que se clôt ce moment de l’histoire de Sasha et d’Anders et que se réalise la fusion amoureuse avec la mort :

« Il recule, ramasse le pull avec le courage d’un plongeur
Vers les grands fonds
Ainsi je suis plus en toi qu’en moi-même. »


Grande admiratrice de la poésie d’Éric Sautou, Ariane Dreyfus a aussi sa pratique du silence. Silence du geste et du regard, silence dans la musique et au cinéma, dans les figures corporelles de la danse. Dans la poésie. Elle possède un art personnel de ne pas tout dire. Elle laisse le suspens lever entre les mots. Ainsi de la définition qu’elle donne d’Anders dans « Une blancheur égale » :

« Dépouillé
Comme un jeune homme qu’aucune femme encore… »

La phrase interrompue laisse la pensée de la poète se poursuivre ailleurs.

De même que le silence fait partie du poème et de la musique, la chute fait partie du mouvement.

« Le silence fragmenté, est-ce la musique ? » interroge la poète ou la danseuse Maya dans le poème intitulé « Le rythme d’une chute, répétition / Batsheva Dance Company »). La chute finale de Maya renvoie à celle, antérieure et définitive de Sasha :

« C’est tellement bien quand on n’a pas peur du tout
Et la gravité de la terre »

Silence de l'indicible qui affleure entre Lisa (elle) et Anders. Sasha:

« Elle se déchausse car on approche de la mer

Anders la laisse y aller, voir tout son corps
Lui entrer dans la chair à la regarder

Elle avance son pied, marche dans l’eau si émouvante
Sait-elle qu’elle bouge en lui,

Sasha frémit aussi
Puis se retourne de l’autre côté elle s’y repose… » (in « La plage grande ouverte sur la mer»)


Qu’en est-il - dans Le Double Été - du manque dans l’amour ? Comment en résoudre l’énigme lorsque la mort a pris toute la place occupée jadis par l’amour ? Ariane Dreyfus, tout comme Jean-François Billeter, tourne autour de ce constat : ne pas enfermer l’autre, ne pas l’enserrer dans un étau ; laisser le suspens agir par surprise. Faire confiance à l’imprévu. Ainsi dans ce dialogue d’Anders avec Sasha :

« Et c’est à nouveau
La fraîcheur d’un chemin suspendu entre deux vides
Mais je n’ai plus peur parce que vois-tu

Sasha, tu viens de me surprendre
Je n’espérais pas, je croyais que plus rien ne nous arriverait

Tu sais comment je vais l’appeler ? Je vais l’appeler
La sieste heureuse » (in « L’imprévu »)

Ailleurs la poète prête à Anders les efforts conscients qui l’habitent pour ne pas transformer Sasha en gisante, la réduire à corps de marbre, immobile et froid :


« Sur le banc où il est assis pour se regarder dans l’arbre
Ne pas tourner la tête vers Sasha
Elle n’y est pas, et la main,
Ne pas l’allonger jusqu’à sa place habituelle
Á côté de lui
Ce ne serait, à la seconde même, que gisants,
tremblements de feuilles mortes
dans la gorge ****(in « Au Parc Montsouris (Avril) »

Le plus beau poème d’amour du recueil, celui que je lis et relis chaque jour, est, me semble-t-il, celui de « L’Élan infini », qui fait surgir les images reconnues, d’un passé partagé, vécu entre enfance et érotisme floral, tendresse ludique et aveu. Tremblé d’émotion. Le voici :

« Anders lance le drap pour qu’il retombe sur le lit

Ses bras !
Si légers soudain malgré le gris du jour, ses bras
Voudraient un geste encore
Malgré l’ombre sur le mur renversée
En un instant

La vie qu’ils ont eue

Il sait comment elle bougeait sur le lit
Et s’immobilisait, encore
Les yeux ouverts

C’est pour mieux te voir, comment sa bouche
S’ouvrait, puis se faisait étroite et souple, fleur dans tous les sens,
Ou quand, au matin si proche,
Elle se rendormait, posant le bout de son pied sur lui

Une seule note

Pas de clavier dans la chambre que lui, tout maigre
Son tee-shirt toujours trop large, elle s’y glissait
Sa tête surgissant contre lui

Le bonheur qu’elle a mis dans ma vie continue à couler à flots *****»

*Germaine Dulac, Qu'est-ce que le cinéma? Light Cone, 2020

**Germaine Dulac, Avez-vous peur du cinéma, Chroniques (1919-1931), Æncrages &Co 2024, p.25

***Germaine Dulac, Avez-vous peur du cinéma, Chroniques (1919-1931), Æncrages &Co 2024, p32

****Mathieu Bénézet, Premier crayon, Flammarion, 2014,p.62

*****Jean-François Billeter, Une autre Aurélia, Allia 2023, p.16

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ANGELE NB

 Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
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A R I A N E   D R E Y F U S
Ariane Dreyfus
Image, G.AdC
■ Ariane Dreyfus
sur Terres de femmes ▼

Le double été, Le Castor Astral I POÉSIE 2024

Nous nous attendons, précédé de Iris, c’est votre bleu, Préface de Françoise Delorme, Bibliographie commentée par Stéphane Bouquet, Poésie Gallimard, Éditions Gallimard 2023
→ En sens inverse (poème extrait des Compagnies silencieuses)
→ Anatomie (extrait de Moi aussi)
→ Le Dernier Livre des enfants (lecture d’AP)
→ L’Inhabitable (note de lecture d’AP)
→ Épilogue (poème extrait du recueil L’Inhabitable)
→ La nuit commence (autre poème extrait du recueil L’Inhabitable)
→ La Lampe allumée si souvent dans l’ombre (note de lecture de Matthieu Gosztola)  + L’Amour 1 dans sa graphie originelle)
→ Nous nous attendons (note de lecture de Tristan Hordé)
→ « C’est tout mouillé » (poème extrait du recueil Nous nous attendons)
→ « Je suis en train d’oublier son visage » (autre poème extrait du recueil Nous nous attendons)
→ Sophie ou la vie élastique (lecture d’AP)
→ Le beau tapis (poème extrait du recueil Sophie ou la vie élastique)
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) SAMI (poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
→ Un recoin dans un coin (autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
→ (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait d’Ariane Dreyfus par Guidu Antonietti di Cinarca  (+ un autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
■ Voir | écouter aussi ▼
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Ariane Dreyfus
→ (sur YouTube) Ariane Dreyfus dans l’émission Du jour au lendemain d'Alain Veinstein (France Culture, 29 décembre 2001)
→ (sur le site de France Culture) Ariane Dreyfus dans l'émission Ça rime à quoi ? de Sophie Nauleau (30 octobre 2010)
→ (sur le site de France Culture) Ariane Dreyfus dans l'émission Du jour au lendemain d'Alain Veinstein (19 mars 2013)


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