(Le Temps accordé. Lectures du monde, 2021)À La Maison bleue, ce 14 décembre 2021. - Ma bonne amie est mourante, à la fois avec nous et déjà partie, comme notre mère l’a été pendant son long coma. Les visites des anges des soins palliatifs se suivent, je les vois passer comme en rêve, tout ce qui nous arrive, une heure après l’autre (elle disait en mai dernier : avançons désormais un pas après l’autre), me semble irréel et impensable à dire ou écrire, cela se passe comme hors de notre portée et de toute volonté - plus réel tu meurs suis-je tenté de dire mais je m’en abstiens -, c’est à la fois atrocement « comme ça », tout est fait « pour son confort » et la voici au mur des fusillés me dis-je en me reprochant cette formule qu’elle trouverait d’un pathos déplacé, plus juste serait le simple constat : que les heures passent et qu’elle trépasse.Un léger accroc, avec Sophie, sûrement lié à notre état de fatigue et d’émotion, nous a opposés dans une discussion sur le « compostage » des défunts, auquel je suis viscéralement réfractaire et qu’elle défendait, puis nous avons pleuré et sommes tombés dans les bras l’un de l’autre…Vers onze heures ce soir, après le départ de la belle soignante au prénom de Maeva qui lui avait administré une piqûre de morphine, je me trouvais dans la chambre voisine quand Sophie m’a appelé sur un ton alarmé, j’ai regardé ma montre et me suis dit que c’était arrivé, et c’était en effet arrivé : ma bonne amie, ma chérie avait cessé de respirer, et la suite de mes gestes et de mes pensées s’est enchaînée comme ceux d’un automate, j’ai donc appelé la centrale des soins qui m’a promis de nous envoyer quelqu’un, et ce quelqu’un nous a rappelés et a parlé à Sophie « comme à sa secrétaire », puis ce quelqu’un du genre quadra barbu visiblement contrarié par le timing de la prestation s’est pointé et, nous saluant à peine, a demandé où se trouvait « la personne décédée », alors que j’attendais quelques mots d’éventuelle compassion voire de condoléance, mais rien, aussi, me retenant de le prier de foutre le camp, c’est moi qui me suis éclipsé pendant qu’il expliquait à notre fille aînée qu’il lui fallait récupérer ses instruments dans sa voiture afin de retirer le pacemaker du corps dûment identifié, etc.DE L’EFFICACITÉ. - Tel préposé de nuit à la fonction du constat, se montra ce soir-là d’une impassibilité glaciale tranchant dans la mare de pleurs au point que la défunte ou le défunt eussent été tentés de pleurer de concert avec les survivantes et les survivants – mais le constat fut le constat…DE LA FORMALITÉ. – Il n’y a pas, au demeurant, à se formaliser du fait que le professionnel s’exécute selon les normes, ou alors ce serait céder à l’émotionnel informe, voire au pulsionnel difforme…DE LA GESTION DES AFFECTS. – Dès le constat protocolé vous serez pris en charge par les diverses structures professionnelles à disposition, pour autant que vous le souhaitiez, vu que la gestion du deuil reste à option, mais n’hésitez pas à vous sentir libres d’être encadrés…DU PLUS TENDRE AVEU. - Tu m’as manqué dès que j’ai su que je m’en irais, lui avait-elle dit…SES DERNIERS MOTS. - On n’est pas triste : on est abattu, on est mort de fatigue tout en constatant qu’on respire encore. Donc je me suis réveillé ce matin à côté d’une morte enveloppée dans le linceul de son drap de vivante, je me suis rappelé ses derniers mots à Sophie : « À présent je voudrais dormir », et c’est notre fille aînée aussi qui a trouvé l’intitulé de nos adieux prochains : Cérémonie de lumière… (À La Maison bleue, ce mercredi 15 décembre 2021)QUE DES DETAILS. – Le plus ancien souvenir qui me revienne, à propos des objets restant là après la mort de quelqu’un, date de l’école primaire, dans la classe de Mademoiselle Chammartin, qui nous apprit un matin que notre camarade Toupie ne reviendrait pas, et je me souviens qu’à cet instant les objets qui se trouvaient sur son pupitre me sont apparus avec une sorte de présence accrue, et j’ai pensé que c’était triste et que c’est ça que me disaient les objets de Toupie, bien rangés comme il les avait laissés, toujours très ordré, avec ce quelque chose d’un peu terne qu’il avait lui aussi, de modestes objets peu voyants, un plumier gris et une gomme, des crayons bien taillés et un taille-crayons qui maintenant avaient un air abandonné ; jamais je n’avais ressenti cela, ce qu’on nous avait dit de la maladie de Toupie, comme quoi son sang avait trop de globules blancs, ne m’avait pas vraiment touché, tellement notre camarade était pâle, mais à présent c’était autre chose, et beaucoup plus réel à mes yeux au point que je m’en souvient tant d‘années après - et ce matin je regarde ses objets à elle et constate que les objets d’une femme sont différents des objets d’un enfant, etc.Dessin Thierry Vernet: Portrait de Lady L. en 1987.