La Gaxuxa baptisée

Publié le 26 août 2008 par Eric Mccomber





Post-traumatique, je suis en train de marcher dans Sète, il est 23h. Je cherche un bout à manger. Tout à coup je pars d'un grand rire, immensément profond. Je deviens fou, on dirait. De plus en plus. En tout cas, je peux dire que j'ai survécu à cette journée. Quelle incroyable, impossible journée. Dans quelques minutes, elle sera terminée, et je fumerai un cigare pour célébrer sa disparition éternelle.
J'avance dans la foule qui se presse en tous sens. Une Irlandaise offre de m'accompagner to the jousting. Je demande de quoi elle parle et elle répond they joust here, every night. Ah bon ? joust what ? Just joust, you know. Avec des épées ? Des lances ? On boats. Merci. Bonne nuit. Mon cul me tiendra mieux compagnie. Mon cul est plus clair. Une immense estrade enjambe le plan d'eau. Des haut-parleurs tonitruent, entrent en compétition les uns avec les autres de chaque côté. Les succès de l'été se succèdent. Je suis assis au milieu. Tous les Sétois sont dehors. Beaucoup de jeunes, très sexys et schizos. Quelques perdus comme moi. Y a pas de joust. Un gentil pépère m'annonce que les joutes sont terminées. Apparemment, depuis 270 ans, les Sétois se mettent des coups en bateau pendant une semaine. C'est comme un genre de sport. Minuit, je fume ce cigare. Quelle journée. Le havane me détend et je commence à pleurer doucement dans le noir.
La Fin sombre d'une journée noire
— Vas pas aux campings, y sont nuls ! Vas à l'auberge de jeunesse, c'est à côté. Juste en haut de la petite côte. Tu pourras nettoyer tout ce sang et toute cette boue ! Ouh ! Tu te l'es prise en pleine gueule, uhm ?!
— Chouette. Merci du renseignement.
Je tourne au pont, comme indiqué. Je monte une petite côte. Puis une autre. Ça tourne un peu. Au bas d'une troisième montée, l'indication « auberge de jeunesse » me rassure. Grimpe, grimpe, grimpe. Je traverse un quartier très animé et vraiment sympa. Il faut mettre pied à terre, y a foule. Je continue l'ascension. Une fois sorti de la foule je remonte la Gaxuxa. Elle ne roule pas très bien depuis l'incident. Normal. La chaîne perd sa route mais je n'ai pas l'énergie pour arranger quoi que ce soit tout de suite. Je suis affamé, assoiffé, totalement à bout. La rue bifurque et contourne un très joli parc dans lequel une bande de jeunes Suédois font les pitres. Les voitures me klaxonnent. Énervé, je passe les vitesses, celles qui ne passent plus. Classique de fin de journée, je déraille. Le temps de la remettre, j'ai repris mon souffle. Grimpe, grimpe, grimpe. Ça doit être tout en haut de cette rue. J'y parviens totalement hors d'haleine. J'ai des crampes dans le haut du dos, et dans l'épaule gauche, celle sur laquelle j'ai atterri. j'arrive tout en haut, c'est indiqué à gauche, ouf, c'est plat. Je roule doucement. Ma respiration rauque couvre les sons de la fête qui remontent des quais. Dans le parc, un groupe d'âge d'or chante de vieux chants oubliés. Je sens que mes ennuis sont presque terminés. Je vais désinfecter tout ça, et demain je passe la Gaxuxa sur le billard.
Mais… Panneau. À droite. À droite, c'est une rue à 22% qui s'étire sur 200m. Je fais les 100 premiers, puis je mets pied à terre, juste avant de tomber. Je pousse ma belle Basque blessée jusqu'en haut. On monte au ciel, ma belle. C'est là. Finalement. C'est ouvert, même. Ouf. Le repos est imminent. C'est là que je remarque que mon installation fout le camp sur les porte-bagages avant. Les colliers ont glissé de trois centimètres vers le bas. Argh.
Un gentil client espagnol m'indique par où passer pour rejoindre la réception et m'offre de garder la bicyclette pendant que je m'assure qu'il y a de la place. J'entre. La réception est tout en haut d'un escalier extérieur de quatre étages. Je ne sais pas trop comment je vais faire pour y hâler le vélo. J'escalade les escaliers d'un bon pas, ce qui me surprend moi-même. J'arrive à la réception. Un client tente de démêler un truc avec la réceptionniste. C'est long et complexe. Je lui demande s'il me permet une petite question et il acquiesce gentiment.
— Reste-t-il de la place ?
— Oui.
— Merci. Je vous laisse avec monsieur, et je monte mes affaires. Je suis à vélo et je suis très chargé.
— Ton vélo tu dois le laisser dehors.
— Pardon ?
— Y a pas de place pour les vélos, et on est pas responsables. C'est ton problème.
— Eeuh… Je peux l'amener dans ma chambre ?
— Non. TU TE CROIS À L'HÔTEL ?
— Euh… Je vais juste chercher mes choses, et je reviens, on parlera de tout ça calmement.
— TU DOIS PAYER AVANT.
— Euh, je peux pas, mes affaires sont sur mon vélo, et monsieur ici était avant moi et euh… quelqu'un surveille mon vélo, c'est stressant…
— QU'EST-CE QU'Y Z'ONT TOUS À SE CROIRE À L'HÔTEL ? PAS DE VÉLOS DANS LES CHAMBRES ET ON PAIE AVANT !
— Euh… Madame, j'ai eu un accident aujourd'hui, je suis blessé et très fatigué, je vous demande un tout petit peu d'humanité… Je vais monter mes choses et revenir vous voir une fois douché et changé, d'accord ?
— SI C'EST COMME ÇA, JE PRÉFÈRE QUE T'AILLES AILLEURS, AVEC TON PRÉCIEUX VÉLO !
C'est là que j'ai tourné les talons. Je me suis dominé, vraiment. Mais en sortant, malgré moi, comme un jet de vomi invincible, une voix terrible sort de ma gorge sèche. Des paroles qu'elle ne peut comprendre. Des mots très durs dans une langue rare et lointaine. Les mots qu'on apprend dans la rue, là d'où je viens.
Je cours dans l'escalier. Il fait noir. Je cherche un hôtel. N'importe lequel. Le gentil Espagnol est patiemment assis près de la Gaxuxa avec son fils, qui le mitraille de questions sur mes bagages, ce que je fais, qui je suis… Je dis Québec. Ça ne veut rien dire pour eux. Canada. Aaah sii Canada ! A cerca de estados-unidades. Si señor.
Me voilà reparti. L'hôtel est au niveau de la mer, mais avec la fatigue, je lis les indications de Gégé à l'envers et je me tape une ultime et révoltante ascension pour rien, que je dois immédiatement redescendre. En défaisant mon chemin précédent, je passe près de rouler sur ma baguette, précédemment perdue. Je ne la ramasse pas. Elle était toute mouillée.
Faux Départ
Comme toute vraie journée de merde qui se respecte, celle-ci commence tôt le matin, à un kilomètre du camping. Dans la descente pierreuse qui sert de voie d'accès au terrain, j'entends un frottement sinistre derrière moi et, juste comme j'applique les freins, la Gachucha stoppe brutalement et dérape. Je me retourne pour constater que mon porte-bagage arrière s'est détaché de ses amarres, a pivoté sur son axe, et a entraîné tout le bagage par terre. Après enquête, je découvre que l'imbécile qui a installé la chose (moi) a oublié de serrer deux boulons d'importance capitale. Seconde constatation, je n'ai pas en ma possession la clé nécessaire. C'est dans ces moments que je m'aime le plus, quand j'ai la preuve concrète de ma connerie devant la face. Pas le temps de rester sur cette acrimonie, faut réparer. Les voitures passent en grand nombre, toute pleines à coup sûr de clés de huit, mais personne ne songe à s'arrêter. J'ai défait les sacs et dévissé le porte-bagage. Après de longes minutes assis dans la rocaille brûlante, il me vient l'idée d'utiliser ma détestée béquille comme un étau pour tenir le boulon pendant que je serre la vis du côté opposé. Ça paraît mongolien au possible, mais ça marche.
Je suis en train de remettre le tout en place quand je me rends compte que j'ai légèrement mal calculé l'angle d'un des deux montants. Ça a sans doute bougé pendant l'opération. Je démonte tout une seconde fois. Rien à faire, cette fois. La béquille ne sert plus à rien. Je décide de voir s'il est possible de la tordre en place. Soudain, une voiture s'arrête à ma hauteur et une tête en sort.
— Besoin d'aide ?
— Uhm… C'est gentil ! Si vous aviez une petite clé de huit, pour être honnête, ça me dépannerait plutôt.
Il s'avère être un Hollandais. Après quelques minutes de discussion, nous nous donnons rendez- vous à Rotterdam dans quelques semaines et il me fait cadeau d'une petite clé qu'il gardait juste au cas où… Je serre sa main chaleureusement. Juste comme je le vois partir, je remarque la caisse d'une guitare sur le siège arrière. Eh beh…
Ladron
J'arrête faire mes petites courses après avoir dévalé les collines de Béziers vers le Canal. Un drôle examine mon vélo d'un mauvais œil. Je parviens à séduire les caissières et à entrer la Gaxuxa dans l'immense hall du supermarché. Lorsque je sors avec mes provisions, le type est là qui regarde autour, puis fixe ma monture. Je m'approche de lui.
— Vous cherchez un vélo ?
— As-tu une cigarette ?
— Bonjour.
— As-tu une cigarette ?
— Non.
— As-tu une cigarette ?
— Je ne fume pas.
— As-tu une cigarette ?
— NON.
— As-tu une cigarette ?
— Ok. Tire-toi, blaireau, tu me casses les couilles.
— As-tu… Hon… Mgn.
Il me laisse enfin tranquille.
L'impensable
La controverse est résolue. Depuis le début de la planification de ce voyage que j'entends des avis divergents sur l'état du chemin de halage entre Agde et l'étang de Thau. Juste hier, en demandant à des « habitués » à vélo, j'ai entendu trente opinions irréconciliables. Juste après Agde trois cyclistes m'expliquent le chemin en me disant qu'il n'y a plus de piste à partir du prochain pont. Je suis leurs indications et je me retrouve dans un chemin de ferme qui se termine en cul de sac. De là, ou bien je fais un détour de trente kilomètres (la journée dans le corps), ou alors je reviens sur mes pas.
Donc… Retour au Canal, dont la piste est bien belle. Je l'emprunte craintivement, surtout parce que Gégé m'indique qu'au delà, il n'y a pas d'embranchement routier avant huit kilomètres. Qu'à cela ne tienne. Je dépasse mon géographe de tantôt qui se met à m'engueuler parce que je ne suis pas ses indications. Je souris en expliquant que je n'ai pas envie de faire trente km d'autoroute. Il m'engueule encore. Je freine et pose le pied par terre.
— Cher monsieur, calmez-vous.
Il se tait désormais.
Arrivé presque à la toute fin du Canal, que j'aurais donc fait de bout en bout, je demande à l'éclusier son avis sur le meilleur moyen de rejoindre Sète. Il m'affirme sans hésiter que c'est très roulant du côté Sud, me confirme qu'il le fait souvent à vélo, sans soucis, non, non, pas d'effondrement, plein de gens passent par là tous les jours, des dizaines aujourd'hui, il l'a fait hier, aucun problème, pas de souci, pas de souci, c'est roulant, il regarde mon vélo, bon vélo ! bon vélo ! Pas de souci…
Je suis un chemin de ferme qui longe le canal sur un terre-plein à trois mètres de hauteur. C'est vrai que c'est roulant. Je ris tout haut. Bientôt j'aurai accompli ce truc. Ce vieux rêve. Deux kilomètres plus loin, le chemin disparaît. Il faut rebrousser chemin et prendre une sorte de sentier grossier collé au bord de l'eau, mais pas avant d'avoir fait descendre le ravin escarpé à la bicyclette. Nous atterrissons sur une très étroite bande plate, prise entre le mur du remblais à droite et la berge du canal, à gauche. Les paroles de l'éclusier m'enhardissent et je me dis que ça doit être une petite passe difficile. Qu'après ça « roulera ». On y va donc. De grandes ronces ont envahi le peu de piste et leurs épines me déchirent la peau des jambes et des bras au passage. Les sacoches se prennent dans les feuillages et les foins de part et d'autre. Ouf, ça s'éclaircit de l'autre côté d'un coude dans le canal. Je roule un peu plus. Ma joie est de courte durée. Le tronçon suivant m'oblige à mettre pied à terre. Un soulier de chaque côté d'abord, en pingouin. Mais ensuite, je marche carrément à côté. C'est plutôt difficile. Puis, ça s'élargit un peu, de petites motos semblent passer ici. Je remonte et hop ! Nous avançons bien. Je me demande combien de temps j'ai perdu dans ces méandres.
J'évite un énorme caillou, la roue avant bute contre une racine, je stresse un peu… je reprends l'équilibre, devant, c'est vague, nous roulons dans l'herbe haute, je suis hyper concentré, l'herbe cède, l'herbe ploie, il n'y a plus de sol sous nous. Trop tard. Je réalise la catastrophe et les cheveux se dressent sur ma tête alors que je sors la jambe droite du cale-pied… Ma patte ne trouve rien de solide sous la végétation, le mouvement est irréversible. Je crie NON, NON, NON ! Mon épaule heurte une pierre au fond de l'eau mais je n'y songe pas trop, pas plus qu'au reste, la gaxuxa est par-dessus moi dans le canal ! L'ordi, l'ordi, l'ordi ! Je me dépêtre du second cale-pied en hurlant comme un porc qu'on égorge et je trouve appui dans la vase. Je soulève la Gaxuxa à bout de bras en la prenant par le cadre. Pendant un instant elle ne bouge plus. Je pousse de toutes mes forces mais elle va retomber sur moi, m'entraîner au fond, les muscles de mes bras tremblent à se rompre et mon pied glisse. D'un ultime effort je lui flanque un coup d'épaule sous la selle en même temps que je la projette et ça y est, la roue arrière passe le talus et la Basque va choir de côté sur l'autre versant de l'effondrement alors que je retombe pour de bon à l'eau.
Je m'assure qu'elle ne bouge plus. Je reste là dans l'eau. Une ou deux secondes. Ébahi. Je pense à vous tous. Je sors de la vase en rampant et je m'agrippe aux ronces pour m'affaler sur la terre ferme.
Je ne me souviens pas trop du reste. Je ne vérifie pas les sacoches, je ne fais pas de pause. Mes jambes me mènent et je porte ma petite fortune du mieux que je peux. Aussi incroyable que ça puisse paraître, Imagine me vient en tête. Au bout d'une demie-heure, le petit sentier s'interrompt tout bonnement. À cet endroit, d'autres pauvres bêtas ont dû comme moi escalader le mur du ravin. Je monte en reconnaissance. Plus loin, c'est l'inconnu. Il faut traverser une canalisation en béton au-delà de laquelle s'étire une route sommaire se dirigeant Horus sait-où. Je redescends. Je défais toutes les sacoches et je les monte l'une après l'autre après quoi je vais les porter de l'autre côté de la canalisation. Puis je retourne chercher la Gaxuxa, couverte de boue, d'eau sale, de coulisses de sang. Je réalise que j'ai une prune sur le front. Le guidon, sans doute. Je traîne une petite truelle (pour enterrer les cacas dans la nature et planter les piquets de tente) et c'est avec elle que je creuse deux marches dans la falaise. En tenant le frein avant bien serré et en montant ces marches improvisées une après l'autre, j'arrive de peine et de misère à hisser la Gaxuxa à mi-pente. Sur le tout dernier mètre, je glisse un bras sous le cadre pour me cramponner à un poteau de la clôture barbelée qui domine le monticule. Ma position est à mourir de rire, mais j'ai perdu mon humour dans le canal. Tout en maintenant le vélo serré entre mon corps et la pente, je hausse mon corps jusqu'à ce que je parvienne à prendre appui sur les genoux dans l'embouchure d'un terrier. Puis, comme auparavant, je plaque l'Espagnole sous la selle et je la flanque par-dessus le remblais. J'escalade à mon tour, et je sens ma chemise déchirée et maculée céder sous moi. Je la retire, la roule en boule et la jette par terre, dégoûté. La bouteille de vin est tombée de sa sacoche et semble ébréchée. J'en bois de longues rasades et je la lance dans le Canal.
— Tiens. Bois-ça à notre santé.
Une longue ligne droite bordée de camping cars ceinture la Méditerranée, celle où reposent mes amours. Pas nous, Gachucha, pas nous… Ils se prélassent, jouent à des jeux, seins nus, ventres dehors, planchent, surfent, courent, se baignent, lunettes-soleil, serviettes, barbecues, parasols, ballons, radios, raquettes… Allez, petite, bienvenue dans mon aventure. Ça commence fort, uhm ?! Tu t'ennuie pas de ton magasin poussiéreux ? Il en reste. Il en reste plein. Encore des traquenards, des guêpiers, des sauts dans l'éternité.© Éric McComber