Je ne connaissais guère Marie Balmary que de nom, pour l'avoir vue citée dans des essais aujourd'hui oubliés, lus il y a très longtemps. Et puis, parcourant, comme cela m'arrive occasionnellement, La Croix l'Hebdo le lundi 12 août, je découvre cet entretien lumineux qu'elle accorda au périodique, et dont le titre est tout à fait révélateur : Dieu n'attend que notre impertinence. Marie Balmary est née en 1939, comme ma mère, mais contrairement à ma pauvre maman qui se perd dans les marais de sa mémoire, elle dit d'elle-même qu'elle est une vieille dame en bonne santé. Psychanalyste, elle fréquente les écrits bibliques depuis plus d'un demi-siècle, et elle en a renouvelé l'interprétation de façon saisissante. Je ne comprends pas que je sois passé si longtemps à côté de son travail. Il faut dire aussi que personne ne m'en a jamais soufflé mot, et il a fallu le bienheureux hasard de cet entretien pour précipiter ma curiosité. J'ai très vite commandé les trois essais qui sont publiés au Livre de Poche. Le 27 août, ils entraient en ma possession, et je commençai dans la nuit la lecture de La Divine Origine, Dieu n'a pas créé l'homme, dont la première édition remonte à 1993.
Ce même soir, je visionne sur Arte La Nuit des longs couteaux, un documentaire de Marie-Pierre Camus et Gérard Puechmorel (2020) sur ces trois jours de l'été 1934 où Hitler dirige une purge sanglante contre la SA, l'organisation paramilitaire nazie dont le chef est son ami Ernst Röhm. "Ami" cueilli à la tombée du lit dans sa pension de vacances en Bavière et exécuté le lendemain comme de nombreux autres membres des SA, des leaders du parti conservateur ou des personnalités hostiles au pouvoir, comme l’ancien chancelier Kurt von Schleicher, assassiné avec son épouse. Avec cet épisode d'une violence inouïe, où la nature criminelle du nazisme s'expose pleinement, Hitler assoit définitivement son pouvoir. A partir du 6 août 1934, les soldats de l'armée allemande prêteront serment à Hitler lui-même, jurant obéissance absolue, inconditionnelle au führer du Reich et du peuple allemand. Les soldats ne prêtent plus serment comme avant devant une Constitution ou un Etat mais devant une personne. "Conséquence absolument gravissime, selon l'historien Johann Chapoutot, parce qu'ils se sentent liés de manière personnelle, de manière sacrée, par le serment à la personne, c'est-à-dire aux idées, aux ordres d'Hitler. Ce qui va rendre toute rébellion au sein de l'armée allemande très difficile sinon impossible."
Le lendemain, poursuivant la lecture de Marie Balmary, cette question de l'obéissance inconditionnelle se trouve abordée, car elle ne peut, selon elle, qu'empêcher l'homme de dire "je", de parler en son nom propre :
"Lors des grands procès faits aux nazis après leur défaite, certains ont continué à dire sans regret : "J'ai obéi." Qui obéissait ? Il semble que la première personne véritable n'avait pas surgi en eux. Ils sont apparus jusqu'à la fin inféodés à la parole d'un Autre, un super-sujet, seul habilité à parler. Ils n'ont pas véritablement obéi, ils ont exécuté. Un Autre était pour eux la première personne, un Autre les parlait." (p. 48, c'est moi qui souligne)
Examinant le récit du serpent dans le jardin d'Eden, ainsi que la triple tentation de Jésus par Satan, Marie Balmary en vient à suspecter un usage diabolique de la parole : "Comment ne pas évoquer ce "Heil Hitler !" qui devait remplacer toute salutation de moi à toi, de l'un à l'autre ? Un nom à la place de tous les noms. Un seul JE au-dessus de tous." (p. 59)
Cette résonance entre les images terribles du documentaire et la réflexion de Marie Balmary m'a convaincu, s'il en était encore besoin, que je ne m'étais pas trompé en me plongeant sans retard dans cette pensée vivifiante.