<<Lecture
Il y a les jours où j’ouvre la main et je les sens. La paume vers le
ciel, je soupèse leur présence. Ce n’est pas lourd – pas léger non
plus. C’est là, à mes côtés. Une énergie qui prend appui dans la
chair. Ce qui circule en moi et que je ne connais pas. Je sais que
je les porte.
Sans pouvoir les nommer. Ne pas leur donner forme.
C’est là.
Une présence emmagasinée, un élan… que je ne possède pas.
Parfois je les appelle. Toutes.
J’ouvre la main et je les sens. La paume vers le ciel, je soupèse
leur présence. Les jours où le vide a pris trop de place. Je les
appelle. Elles sont là.
Sans qualificatif. Sans verbe d’action.
Pure présence.
Celle qui a travaillé la terre pour les propriétaires, qui a cousu
pour les riches et qui n’a pleuré que pour elle
Celle qui est restée emmurée dans sa chambre pendant vingt-
trois ans quatre mois et douze jours
Celle qui a davantage aimé son mari mort que vivant
Celle qui pose pour la photo – raide et empesée – son nouveau-
né sans les bras
Celle qui a osé se peindre les ongles en rouge sang
Celle qui raconte pour le plaisir d’ouvrir ses cicatrices et de
raviver ses blessures
Celle qui rêve sa vie plutôt que de la vivre de peur de salir ses
pensées
Celle qui n’a pas le temps d’éplucher ses sentiments, ni le loisir
d’aller au vif de sa brûlure
Celle qui parle sans s’arrêter pour ne pas se poser la question de
ce qu’elle a à dire
Celle qui aimant trop les hommes a oublié qu’elle en a un
Celle qui, consciente de l’urgence de la tâche, les bras chargés
d’enfant, de lessive et de pot-au-feu – a dérobé le droit à la
souffrance
Celle qui enveloppe sa peine dans du papier journal comme des
pelures de pommes de terre.
Je me souviens d’elle. J’étais encore enfant.
Suzanne. La voisine d’en face. Maman et mes tantes. Germaine
et Adélaïde. Oui, c’était leurs noms.
Chacune me serrait dans ses bras, me caressait ou me chantait
une comptine. Je devenais femme dans leur ombre odorante.
Particulièrement quand Suzanne me prenait contre elle et que ma
tête se retrouvait entre ses seins. Souples. Soyeux. Parfumés.
Emilia, ma cousine, ça la dégoûtait. Moi, je devenais vivante.
J’existais. J’aurais pu rester une éternité dans cette paix tranquille.
Il y avait de la beauté avec quelque chose de déroutant à vivre dans
cette compagnie féminine. Les mains s’affairaient, les rires
fusaient et la pluie sur le carreau ne faisait que renforcer l’intimité.
Depuis, quand arrive la crainte ou l’intranquillité, c’est vers elles
que je me tourne. Je les appelle. Les convoque. Magie du nom !
Elles arrivent. Elles sont là. Et m’entourent d’une tendresse
renouvelée.
Le sol de la chambre est froid. Froid pour mes pieds nus.
Ici le sol est froid même quand il fait chaud dehors. Le sol de la
chambre est en pierres – de larges pierres fraîches.
Ce sol froid a quelque chose de rassurant – pas très agréable,
mais rassurant. Je le sens épais sous mes pieds. Ce n’est pas ma
propre masse – c’est le poids du monde qui me soutient, large
et stable.
Il y a dans ces grandes pierres l’irruption du dehors. L’intimité
repose sur la nature remodelée par l’homme.
L'ouvrage de Jeanne Bastide photographié par Angèle Paoli
Jeanne Bastide, Je ne cours plus après mon ombre, Roman, Dessin de Phi, Éditions Domens, 2024, pp.39,40,41.
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JEANNE BASTIDE
Source
■ Jeanne Bastide
sur Terres de femmes ▼
→ L’âpre beauté du paysage, Œuvres de l’artiste Roselyne Sibille, → Collection Grand Ours, L’Ail des ours/ n° 16
→ Un déjeuner de soleil (lecture d’AP)
→ [comme si le temps] (poème extrait du Jour se déplie)
→ Intimité de la lumière (extrait)
→ La Fenêtre du vent (lecture d’AP, parue dans la revue Europe)
→ La nuit déborde (lecture de Michel Diaz)
→ La nuit déborde (lecture d’Alain Freixe)
→ Lucarnes (lecture d’AP)
→ Rouge enfance (lecture d’AP)
→ [La petite fille du passé] (extrait de Rouge enfance)
→ Un silence ordinaire (lecture d’AP)